JEAN AJALBERT
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Procjès
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é Rennes
PARIS I
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Ami^.iï-, Librairie TRESSE & STOCK)
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QUELQUES DESSOUS
DU
PROCÈS DE RENNES
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L'auteur et rédileur déclarent ré&erver leurs droits de traduction
et de reproduction pour tous pays, y compris la Suède et la
Norvège. ^
Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur ^section de la
librairie) en novembre 1900.
DU MEME AUTEUR
Femmes et Paysages, vers.
Le P'tit, roman.
En Amour, roman.
Notes sur Berlin.
En Auvergne.
L'Auvergne.
Le Cœur gros, nouvelles.
Celles qui passent, nouvelles.
La Fille Elisa, pièce tirée du roman d'E. de Goncourt.
Sous le Sabre.
Les deux justices.
La Forêt Noire.
EMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/quelquesdessousOOajal
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I— I
JEAN AJALBERT
QUELQUES DESSOUS
DU
PROCÈS DE RENNES
PARIS. — I
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)
27, RUE RICHELIEU, ET 16, RUE MOLIÈRE
{Près du Théâtre- Français.)
1901
Tous droits de traductioa t't dj reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède et la Norvège.
Il a rlé livi'^ à parl^ douze exemplaires sur papier
du Japon.
PREFACE
— Ne récriminons pas.
C'est le mot dun ministre^ sur le jugement
de Rennes.
Hâtons-nous de ne pas souscrire à cet avis de
politique et de résignation...
Oui, on essaie de justifier :
— Vous avez Dreyfus , gracié. Il était
acquitté, moralement., par les inexplicables cir-
constances atténuantes. La réhabilitation juri-
dique est en chemin. Rangez-vous à l'apaise-
ment. Songez à l'Exposition, Après des années
aussi crispées^ le Pays, ramassé sur soi^ a
besoin d^une détente.,.
— VIII —
— Et laissons-nous amnistier des crimes de
Mercier et de ses généraux de carnaval^ de
prétoire et de pronunciamiento , n est-ce pas ?
Le général de Boisdeffi-e et le capitaine Anthoine.
L oubli l Est-ce que ça se commande, est-ce
que ça se promulgue !
Avec le temps, escomptez-vous?...
Nous assisterons à des lassitudes^ à des glis-
sements^ à des défections ?
— IX —
Sans doute.
Mais cela n entamera pas le gros des parti-
sans de la justice^ de ceux qui, selon Pexpres-
sionde Michelet^ savent « vouloir leur volonté. »
Donc, nous nous obstinerons à publier les mé-
faits impunis de r Etat-Major, tant que les
hauts criminels continueront de reluire au soleil
de tout Cor de leurs képis, tant qu'ils ne seront
pas hors d'état de nuire, sous le rigide écrou de
la loi :
« Nous le disions hier, nous venons, aujourd'hui,
Le redire, et demain nous le dirons encore... »
Le général de Galliffet méme^ à la Chambre,
ministériellement.^ s'accuse « de faiblesses » du-
rant le procès.
Nous ny contredirons pas.
Eh bien ! il faudrait les réparer ?
Au contraire, les faveurs du chef de P armée
se déroulent toutes pour les officiers les plus
suspects, pendant que de hideuses représailles
^exercent contre les témoins les plus irrépro-
chables.
— X
Et tout le (jouvernement se fait solidaire de
ces vilenies.
Impunément, les Judet et les Sabatier-la
Gourde ont pu tronquer les textes officiels ou
trafiquer des faux pour égarer des millions de
lecteurs^ pour charger délibérément une vic-
time ?
On défère à la Cour d'assises Urbain Gohier^
F écrivain qui dénonce la canaille militaire.
Alors que le général Mercier préside la com-
mission du monument Henry ^ du monument
qu'ils veulent élever à l'un des plus abjects scélé-
rats dont l'Humanité ait été souillée, alors que
le général Mercier pousse la bravade jusqu'à
poser sa candidature au Sénat, — c'est le
moment choisi pour l'amnistie, le coup de
T éponge,..
Tout ce qu'on a trouvé pour pallier les
« faiblesses » avérées. C'est peu et c'est
trop !
Mais que l'insolence des grands coupables^
exonérés du bagne, jusqu'à présent, 7ie triomphe
pas par trop. Tôt ou tard, il fondra sur eux,
T inéluctable châtiment.
— XI —
Et 7101/s ne lo.issero)is pas presser C éponge
sans y mêler quelque ardent vinaigre :
« Ce serait une erreur de croire que ces choses
Finiront par des chants et des apothéoses... ->>
J. A.
19 novembre 1899.
P, S. — Cet ouvrage devait paraître il y a
trois mois.
Encours d'impression, F idée vint de V agré-
menter de quelques images, de là, un long
retardy mais non sans profit.
. U amnistie peut être votée. Nos mémoires
peuvent péricliter. On ii effacera pas ces ins-
tantanés d'août 1899, respectueux de la hiérar-
chie, qui nous montrent au sommet du crime,
les Judet en à-parté ou en conciliabule avec les
Boisdeffre, les Billot, les Gonse, les Cavaignac,
les Roget, les Mercier, et, dans les bas-fonds^
les Bonnamour en tête-à-tête avec Cernuçky.
— XII —
Les bandits et leurs aides sont sous nos yeux.
Ils ne s'évaderont pas de la galerie où les a fixés
le juste appareil. Quand ils voudront fuir et se
jiiir — comme au cas d' Ester hazy quils ne
connaissent plus après l'avoir pressé sur leur
cœur — ce sera^ ici, un endroit pour les
retrouver,
J. A,
Février 1900.
2*^ jP. s. — Et nous voici en novembre.
Quand ce volume allait paraître, le Théâtre-
Français brûla; l'éditeur qui en habitait les
galeries, atteint par le sinistre, dut surseoir à
ses affaires complètement enrayées. De là, tous
nos retards.
Mais le général Mercier est toujours séna-
teur, au lieu d'occuper sa place au bagne, et
ses complices jouissent toujours de la liberté.
Ces pages ont donc toujours leur raison de
paraître.
J. A.
Novembre 1900.
QUELQUES DESSOUS
DU
PROCÈS DE RENNES
Dans son arrêt du 3 juin 1899, la Cour
de cassation disait :
« Sur le moyen tiré de ce que la pièce
» secrète: (( Ce canaille de D... )),auraitété
» communiquée au conseil de guerre :
» Attendu que cette communication est
» prouvée à la fois par la déposition du
» président Casimir-Perier et par celles
)) des généraux Mercier et de Boisdefïre
» eux-mêmes ;
)) Que, d'une part, le président Casimir-
» Perier a déclaré tenir du général Mer-
)) cier qu'on avait mis sous les yeux du
» conseil de guerre la pièce contenant les
1
2 QUELQUES DESSOUS
» mots : « Ce canaille de D... » re-
» gardée alors comme désignant Dreyfus ;
» Que, d'autre part, les généraux Mercier
General Gonse. M. du Breuil.
M. Couard.
» et de Boisdeifre, imités à dire s'ils sa-
» vaient que la communication avait eu
)) lieu, ont refusé de répondre et qiiils Font
» ainsi reconnu implicitement. »
Et plus loin :
» Sur le moyen concernant le borde-
reau :
DU PROCÈS DE RENNES
» Attendu qu'en novembre 1898, l'enquête
» a révélé l'existence et amené la saisie de
» deux lettres sur papier pelure quadrillé,
» dont ï authenticité n est IMS douteuse , datées
» l'une du 17 avril 1892, l'autre du 17 août
» 1894, celle-ci contemporaine de l'envoi du
» bordereau, /o?/^^^ deux émanant d\oi antre
» officier qui, en décembre 1897, avait expres-
» sèment nié s'être jamais serv depapier
» calque,
• ••• ••••• •••••
» Attendu que ces faits inconnus du conseil
» de guerre qui a prononcé la condamnation
» tendent à démontrer que le bordereau nau-
» rait pas été écrit par Dreyfus ;
» Quils sont de nature, par suite, à établir
» T innocence du condamné ;
D Casse et annule, etc., et renvoie l'accusé
devant le conseil de guerre de Rennes, A CE
DÉSIGNÉ PAR DÉLIRÉRATION SPÉ-
CIALE PRISE EN CHAMRRE DU CON-
SEIL... »
QUELQUES DESSOUS
* *
Le choix de Rennes.
La Cour de cassation croyait renvoyer
le capitaine Dreyfus devant un conseil de
guerre quelconque.
Elle l'expéd'ait bonassement dans une
ville qu'auraient élue, devant un tribunal
qu'auraient choisi les accusés : je parle du
général Auguste Mercier, du général Le
Mouton de Boisdeffre, et de leurs com-
plices.
Dans le môme arrêt qui réhabilitait le
capitaine Dreyfus, la Cour de cassation
marquait le général Auguste Mercier pour
le bagne ; la main du gendarme n'avait qu'à
s'abattre sur l'épaulette du bandit.
Il paraît que l'heure n'était pas sonnée;
on accordait terme et délai à cet effroyable
débiteur de la justice.
Il devait mettre le temps à profit pour
contracter de nouveaux méfaits.
DU PROCÈS DE RENNES 5
Après le jugement de 1894, après le sau-
vetage d'Esterhazy, après la condamnation
de Zola, après l'emprisonnement du colo-
nel Picquart, après les forfaitures et les
faux, les mensonges, les impostures, les
vilenies et les iniquités de cinq années
pour murer l'innocent à l'ile du Diable, le
grand chef et ses tristes satellites ne de-
vaient pas désarmer.
Comme ils avaient paré le coup Henry,
après le désarroi de quelques jours qui
suivit sa mort, ils allaient se relever de
l'arrêt de la Cour.
Il s'agissait de sauver leurs os, désor-
mais, et non plus seulement leurs plumes
d'autruche et leurs feuilles de chêne. Ils
s'y employèrent, on devine !
, Si le général Auguste Mercier avait
prêté à l'expédition de Madagascar la moin-
dre parcelle du génie de tactique qu'il
développa pour la campagne de Rennes, —
il n'y aurait pas à pourrir sur la route de
Majunga les cadavres de sept mille Fran-
çais. Ici, rien ne fut laissé au hasard...
QUELQUES DESSOUS
*
* *
C'est par délibération en chambre du
conseil que Rennes est désigné...
Par les magistrats ? Non.
Ils manquaient de lumières pour saisir
un nouveau conseil militaire. (Et, à moins
de vouloir faire recondamner immanqua-
blement l'homme que leur arrêt acquittait,
Rennes, foyer sauvage de réaction et de
cléricalisme, est la dernière ville qu'ils
eussent nommée.)
Par le gouvernement — d'accord avec la
Cour de cassation.
Dès lors, parle ministère de la guerre —
à qui devait s'en remettre le gouvernement.
C'est-à-dire, par les créatures de Mer-
cier, de BoisdeiYre et de leur forte bande,
qui, tenant le ministère de la guerre, sous
Krantz, comme sous Freycinet, comme sous
Chanoine, comme sous Zurlinden, Cavai-
gnac et Billot, n'allaient pas se désintéres-
ser des choses, en l'occurrence...
DU PROCÈS DE RENNES
Il apparaît nettemoiiL que Rennes ne fut
pas tiré au sort, que Rennes fut soutiré sa-
vamment et prestement au choix gouverne-
mental.
Le (jè né rai Davlgnon.
Tenants et aboutissants.
En effet, pas plus que la Cour de cas-
sation, le ministre Krantz ne pouvait être
d'une compétence bien pénétrante en ce qui
regarde les conseils de guerre. Comme ses
prédécesseurs, fatalement, il s'appuya sur
son entourage, sur un personnel que le
général Mercier pouvait utiliser comme le
sien propre.
Les ministres précédents avaient installé
leur confiance dans Henry.
Lui, Krantz, logeait la sienne dans le
général Davignon — béquille aujourd'hui,
encore, de Galliffet.
QUELQUES DESSOUS
Or, le général Davignon, c'était toujours
un peu, — même beaucoup, — Henry.
C'était toujours Renouard et Boisdefîre.
Davignon, c'était Mercier.
Davignon, c'était Rennes.
Qu e l'on veuille bien me suivre à travers
cette forêt rouge, sans crainte de s'égarer
parmi le fouillis de détails où il faut s'a-
venturer; je connais les chemins, nous re-
viendrons vite à la lumière.
Oui, le général Davignon était de ce
grouillement interlope, Henry, Renouard,
Boisdeffre, Mercier — et les bandits pou-
vaient compter sur son fervent concours.
H faut remonter au Seize Mai pour cap-
ter les sources de la fortune imprévue de
Renouard et d'Henrv.
C'était à Bourges. Le lieutenant d'infan-
DU PROCES DE RENNES 9
terie Henry, le capitaine d'Etat-Major Re-
nouard, fréqnentaient dans les maisons du
commandant Mercier, directeur de l'Ecole
de Pyrotechnie, et du général de brigade de
Miribel, — tous deux de l'artillerie, tous
deux du même âge.
Le président du Conseil de coup d'Etat
Rochebouët désigne comme chef d'Etat-
Major: Miribel, homme à tout faire.
Miribel emmène de Bourges, comme
hommes de confiance, le capitaine d'état-
major Renouard, et le lieutenant Henry,
dont il avait fait son officier d'ordon-
nance.
Henry, fils du garde champêtre de
Pogny, est du plus mesquin avenir. Sans
fortune, il sait tout juste lire, écrire et comp-
ter, et ne rachète pas ce manque total d'ins-
truction par une intelligence supérieure;
c'est, de toutes façons, un pauvre hère.
Renouard, — sans fortune, non plus, avec
quatre enfants, — promettait davantage.
Cependant, pour lui, aussi, les perspectives
semblaient limitées. Des deux catégories,
1.
10 QUELQUES DESSOUS
brillante ou terne : les aides de camp et
les officiers de bureau, le capitaine Re-
nouard appartenait à la seconde. C'était le
bon olTicier de l'ancien corps. Il ne connais-
sait pas de langues étrangères.
Bref, Henry et Renouard ne pouvaient se
recommander à Miribel que par leur
dévouement à sa personne et à ses intérêts.
Déjà, avant le Seize Mai, Renouard lui
faisait ses besognes.
Au Seize Mai, Henry et Renouard furent
sesaiïidés; ils travaillaient aux préparatifs
du coup d'État. Ce sont Henry et Renouard
qui eurent à recopier les ordres les plus
graves.
A la reculade de Mac-Mahon, à la dispa-
rition de Rochebouët, Miribel s'évanouit,
pour quelque temps dans l'ombre. Mais il
lui fallait caser ses acolytes.
Ce fut assez facile pour Renouard, que
l'on introduisit dans un bureau de l'État-
Major. Voilà le point de départ du brillant
avenir de celui-ci.
Le cas d'Henry était plus malaisé. On lui
DU PliOCÈS DE RENNES II
lit un coin à cotédeWALSIN-ESTERHAZY
et de Weil, au service des renseignements.
D'ailleurs, la dette de Miribel devait être
assez élevée, et son créancier ne lui en fît
pas remise. Plus tard, Henry, aux zouaves,
faisait passer ses blessures de chasse pour
des campagnes. En 1890, au choix, fantas-
tiquement, Miribel le poussait au grade de
chef de bataillon. Et, de plus, Miribel
s'adressait au général de brigade Gallimard,
directeur de l'infanterie, — pour le prier de
détacher Henry. Mais le règlement s'y op-
posait absolument : il fallait deux ans de
fonctions de major. Le général Gallimard
dut dresser toute son énergie, contre l'in-
sistance de Miribel. Il dit non, catégori-
quement, — et il a payé son refus d'un re-
tard d'avancement énorme — inversement
proportionnel à la montée d'Henry.
Cependant Henry, nommé major, est en-
voyé au 120*^, à Péronne, qui dépend d'A-
miens, où commande alors, le général de
division Mercier.
Et le ministre Mercier retrouvera encore
12 QUELQUES DESSOUS
Henry, au bureau des renseignements.
Nous tenons bien, n'est-ce pas, le couple
Henry-Renouard, et, ne puis-je pas dire,
une sorte de ménage à trois, avec Mercier?
à travers toutes les intrigues de sérail du
baut commandement, où Renouard, où
Henry, depuis Bourges, depuis le Seize
Mai, depuis Miribel, sont traités en favoris,
dans une scandaleuse ascension parallèle.
On n'a jamais pu làcber Henry. Depuis la
préparation du coup d'Etat, depuis Bour-
ges, depuis Miribel, c'a toujours été wi ca-
davre— jusqu'au Mont-Valérien où ses pa-
trons, enfin, purent souffler, — tout en le
couvrant de bouquets, (Madame la générale
Renouard expédie, la première, des fleurs,)
— en célébrant son patriotisme de faus-
saire, et en reniant sa veuve.
xV présent, il est commode de relier
Davignon à Henry, à Renouard. à Mercier,
et Bourges à Rennes.
DU rnocÈs de rennes 13
Renouard, chef du 1^ bureau de l'état-
major général prend le lieutenant-colonel
Davignon comme sous-chef de bureau.
Promu colonel, (le môme jour que Roget
— ils avaient intrigué ensemble pour
l'avancement) Davignon va commander pen-
dant deux ans le 95% à Rourges,
Et c'est Renouard qui fait venir ensuite
Davignon à l'École de guerre, à Paris,
comme commandant en second.
Et Davignon devient l'âme damnée de
Renouard, comme celui-ci le fut de Miri-
bel, avec Henrv.
Quand RoisdefTre part, c'est Renouard
qui est promu chef d'État-Major
Le compte y est-il, les cinq doigts de la
main : Mercier, Henry, Renouard, Rois-
deffre, Davignon?
ïj-
* *
Davignon, c'est Rennes, aussi.
Nommé général de brigade, Davignon
passe à Rennes. Pourquoi Rennes de préfé-
14 QUELQUES DESSOUS
rence, non de hasard ? Parce qu'il y a là^
pour commandant de corps d'armée, le gé-
néral Lucas (1) — sous qui Davignon avait
servi à Bourges !
C'est de Rennes, où il reste quatre ou
cinq mois, que Krantz succédant à M. de
Freycinet tire Davignon comme chef de ca-
binet, — de Rennes où Davignon ne s'est
pas fait remplacer, où il a conservé son ha-
bitation, où il entend retourner.
Il s'y est ménagé les plus puissantes rela-
tions, mondaines, religieuses, militaires,
politiques. Il y a semé les décorations et les
nominations, aujourd'hui, sous Galliffet,
comme, hier, sousKranlz, les dupant l'un
et l'autre. Une s'est pas oublié dans les dis-
tributions. Il s'est fait cravater comman-
deur, après le procès. Désormais, il n'a
plus rien à pécher dans les eaux troubles
(1) Davignon-Galliffet viennent de nommer le général
Lucas inspecteur d'armée. C'est ce général Lucas, qui
fit supprimer le service de Y Avenir de Renne.'i, au cer-
cle militaire, pendant le procès. Ce journal avait le
tort de donner le compte rendu impartial des au-
diences.
DU PROCÈS DE RENNES 15
du ministère. Aussi ne se gêne-t-il plus.
Par exemple, il a escamoté le ruban de la
Légion d'honneur à Galliffet pour Lauth,
le louche témoin, vingt fois convaincu
d'atroce mensonge. Il risque de se faire
casser aux gages? mais il ne cherche que
cela — réintégrer Rennes — où il sera
proposé comme général de division... (1).
Ainsi, peut-on comprendre pour qui, et
pourquoi sous le ministère Davignon-Krantz,
fut insinué le choix de Rennes, lorsque la
Cour de cassation interrogea, sur le lieu de
renvoi, le gouvernement, le ministère de la
guerre...
^ *
U atmosphère de Rennes,
Donc, à la minute où la Cour de cassa-
tion acculait le général Auguste Mercier
à toutes extrémités, à l'instant où l'on pou-
(1) Cette phrase était écrite avant les mutations
dans le haut commandement à Rennes.
IG QUELQUES DESSOUS DU PROCES DE RENNES
vait parler de sa fuite en Angleterre comme
certaine, une chance considérable s'offrait
à lui.
Il fautdire qu'il la saisit immédiatement,
par la manche des généraux amis.
11 ne songea plus qu'à se battre, sur le
magnifique champ de bataille qu'on lui ac-
cordait.
N'était-ce pas la moitié de la victoire,
déjà, que de pareils avantages de terrain?
Rennes !
Le général Mercier et sa bande y avaient
assuré déjà leurs positions, que l'on hési-
tait encore où faire atterrir le capitaine
Dreyfus, — qui débarquait la nuit, dans la
tempête...
L'esprit, l'atmosphère religieuse et po-
litique de Rennes, à l'ordinaire, il est inu-
tile de les évoquer. La description serait
fastidieuse. Quelques traits seulement
d'août 1899.
Le retour vers la maison.
Mercier fils, Général de Saint-Germain, Général Mercier.
QUELQUES DESSOUS DU PliOCÈS DE RENNES 19
Tandis que madame Dreyfus ne trouvait
pas à s'y loger, de toutes parts on offrait
aux généraux le vivre et le couvert. L'hospi-
talité était donnée à la famille Mercier chez
le général de Saint-Germain, en retraite
seulement depuis moins d'un an, ayant con-
servé toutes ses relations dans l'armée,
pendant que madame la générale lui pro-
curait l'appui de la société, où elle est très
répandue ! Rennes, capitale de Bretagne,
ville de nobles, de soldats et de prêtres,
chauffée à blanc, et à rouge ! Le seul en-
droit de France où ceci pouvait se passer
que, M*" Labori, frappé d'une balle, gisant
sur le trottoir, des hommes continuèrent
leur chemin, sans le secourir, détournant
la tête de son appel.
(( Lorsque M*' Labori tomba, rapporta
)) M. Claretie, dans le Temps, près du bec
» de gaz du pont de Richemond, à quel-
)) ques pas d'un café qui devait être ouvert
)) malgré l'heure matinale, il avisa, lui
» étendu à terre et sanglant, un charretier
» qui venait de son côté :
20 QUELQUES DESSOUS
» — Je suis M*" Labori, lui cria-t-il.
» Allez, je vous en prie, dire à ma femme
» que je suis blessé et que, si je meurs,
)) c'est en pensant à elle et à mes en-
» fants !
» Le charretier regarda le blessé :
» — C'est bon, fît-il, on le lui dira!
» Et, fouettant ses chevaux, il passa.
» Ce n'est pas une anecdote inventée.
)) C'est un fait que M" Labori a raconté lui-
» même.
» On a certainement modifié — je ne
» sais comment où plutôt je le sais trop
» bien — le tempérament généreux de
» notre France. Est-il vrai que lorsque le
» docteur Brissaud et le docteur Reclus
» voulurent trouver des porteurs pour
» prendre les brancards de la civière afin
» de transporter de la villa de la place
» Laënnec où il était trop à l'étroit et trop
» près du bruit, comme à la merci des vi-
» sites et du reportage, le blessé, hier
» soir — les deux dévoués médecins se
» heurtèrent tout d'abord à un refus à la
DU PROCÈS DE RENNES 21
» porte où ils frappèrent? Transporter
» quelque part un blessé qui n'est pas de
» votre opinion est un acte qui exige trop
» de sacrifices. Certaines âmes, parait-il,
» ne peuvent pas s'y résigner. »
Rennes !
Voici ce qu'ailleurs écrit encore M. Cla-
retie :
« Voulez-vous une idée de ce qu'on pense
» à Rennes? Une dame intelligente et let-
» trée me disait, le plus simplement du
» monde, en parlant de M. Rasch, le pro-
» fesseur de littérature étrangère à la Fa-
)) culte des lettres, chez qui est M"" Labori,
» en une chambre occupée jadis, me dit-
» on, par Louis-Napoléon Ronaparte, avant
» son élection à la présidence :
» — M. Rasch? C'est un érudit, soit,
» mais c'est un Allemand !
» — Comment, un Allemand?
)) — Oui, sans doute. Regardez, quels
)) sujets choisit-il pour ses leçons? Ibsen
22 QUELQUES DESSOUS
» et Nietszche. Je sais bien qu'Ibsen est
» norvégien. Mais Nietszche! Et cette an-
» née, quel est le sujet de son cours, le
» savez-vous ?
» — Non.
)) — GœthC;, monsieur! C'est de Gœthe
» qu'il entretient la jeunesse de Rennes !
» Je l'ignorais. Peut-être est-ce bien
» parce que la tradition veut que Gœthe
» mourant ait demandé « plus de lu-
)) mi ère ».
Et la jeunesse réactionnaire de Rennes
avait assailli l'amphithéâtre du professeur,
hurlant et saccageant tout; des bandes
armées, de plus de mille personnes, ten-
taient de forcer le portail de la maison, se
livraient à une véritable tentative d'assas-
sinat, sans que la police bougeât. Tous les
pouvoirs publics, haute administration, ma-
gistrature, approuvaient les perturbateurs
— à la tête desquels s'illustraient les fils
du Procureur général, d'un Président de
Chambre et d'un conseiller à la Cour -- et
les acclamaient comme des héros !
DU PROCÈS DE RENNES 23
Rennes ! Toute férocité peut s'y allier à
toute stupidité!
Chez monsieur C..., conseiller général,
maire d'une commune des environs de Ren-
nes, ancien député monarchiste, le général
Roget et d'autres témoins militaires, en
compagnie de personnalités réactionnaires
et boulangistes, levaient leur coupe de
Champagne « à la condamnation du traître ».
Et il peut circuler des légendes telles
que celles-ci, proposées par la superstition
bretonne ; une horizontale rennaise, Louise
G***, entraînée par des juifs et des drey-
fusards — ils l'ont grisée, l'ont fait con-
sentir à vendre son âme au Diable, et le
pacte allait être signé avec une plume de
poule noire, trempée dans le sang de la
victime quand, dégrisée, elle recula et
s'enfuit...
Rennes, où un gamin de sept ans, au
mot: (/ jeté par un autre, disait: « Les
24 QUELQUES DESSOUS
chrétiens n'ont pas de^...., il n'y a que les
chiens et les dreyfusards ! »
Rennes d'où le capitaine Gonthier chas-
sait son ordonnance, parce qu'il avait aidé
à servir aux Trois- Marches l L'humble au-
berge fut bientôt réputée le lieu des pires
sabbats !
— Moi, qui vous prenais pour une brave
femme, je vous retire mon estime, ainsi le
général de Saint-Germain, son voisin d'en
face, apostrophait la patronne, madame
Jarlet!...
Entre mille autres, ces quelques me-
nus traits, d'une si violente signification,
disent assez l'état des esprits rennais. Plus
que les anecdotes dispersées, un vœu
du Conseil 2:énéral d'Ille-et- Vilaine ins-
truira les lecteurs incrédules. Ce vœu, de
décembre dernier, trois mois après le
procès, avait pour but : « d'exprimer à
M. le général Mercier^ le regret que ce ne soit
pas le département d'I lie -et- Vilaine qui ait
r honneur de l'élire aux élections sénatoriales. »
Ses représentants ont traduit ici les sen-
DU PROCÈS DE RENNES 25
timents de la région. Rien à ajouter à cela.
A Rennes ! avec le général de Saint-Ger-
main, Mercier eut le sort favorable, en
plus, de rencontrer le général JuUiard,
commandant la brigade d'artillerie — chef
immédiat des juges artilleurs, qui les note,
qui les fait avancer, chef plus immédiat
encore du colonel Rrongniart, directeur
de l'Ecole d'artillerie de Rennes.
Les Saint- Germain.
Le général de Saint-Germain hébergeant
le général Mercier et ses fils, cela rensei-
gne assez. Mais, après tout, il eût pu
n'avoir pour lui que de l'amitié , ou
de la reconnaissance, ou de la défé-
rence, ou de la pitié — et l'hospitaliser
sans approuver son rôle dans le procès. Il
n'en était pas ainsi. Le général de Saint-
Germain n'a laissé ignorer ses opinions à
2
20 orELorr.s dessous du puoces de rexxes
personne. 11 accompagnait Mercier au
Lycée, et s'en retournait avec lui. Pen-
dant les séances, le général de Saint -
Germain était derrière les juges sup-
pléants, au troisième rang, sur l'estrade,
derrière le capitaine Beauvais ainsi qu'on
le peut constater sur la première photogra-
phie de notre livre. Très petit, bossu,
appuyé sur sa canne, aussi haute que lui
assis, ce Tom-Pouce ne dérageait pas, scan-
dant de : « Canaille, misérable, bandit,
crapule >v, non à demi-voix, mais à presque
haute voix, les dépositions à décharge.
(^Quant à Madame de Saint-Germain, elle
allait en ville, propagandiste elYrénée, à
qui Von doil. peut-être, le verdict de cul-
pabilité, par ses démarches audacieuses de
la dernière heure, entre les deux audiences
de la journée du 9 septembre.)
Le général de Saint-Germain, sous-chef
d'Etat-Major avec BoisdetTre sous Miribel,
avait été. à la !ln de 1881. chef du 3" bureau
d'Etat-Major. toujours sous Miribel.
Et le o:énéral de Saint-Germain avait
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 20
présidé le conseil crenquete qui a mis le
colonel Picquart en réforme!
(Conseil d'enquête où la majorité contre
le colonel Picquart était formée d'avance ;
c'étaient Boisdeffre et Gonse qui portaient
plainte contre leur ancien subordonné!
Ça ne traîne pas! Le général de Saint-
Germain, à ce conseil d'enquête, refuse
toute communication de pièces et toute
confrontation de témoins. Le président
Jouaust, lui-même, à comparer, semble
piètre...
* ','
Le (je né rai Jalliard et le Cercle,
Les tendances du général JuUiard n'é-
taient pas moins certaines. Il les avait ma-
nifestées partout, à tout propos.
En juin 1899, il fut inspecteur général
de la 3^ brigade, à Versailles.
Quand le général commandant la bri-
2.
30 QUELQUES DESSOUS
gade se présenta à lui, le général JuUiard
ne put s'empêcher de le tâter sur l'Affaire :
— Eh bien, y a-t-il beaucoup de ces
sales dreyfusards dans vos régiments ?
— Il y en a quelques-uns, à la tête des-
quels je vous prie de me ranger, répliqua
l'autre.
Avant de commander la brigade d'artil-
lerie de Rennes, le général Julliard était le
collègue du général Deloye, au ministère.
Julliard était chef du bureau du person-
nel, Deloye, chef de bureau du matériel.
Et Deloye fut le second de Mercier à la
Cour de cassation.
A Rennes, le général Mercier, le général
Deloye, le général Julliard devaient former
la plus étroite Trinité — qui fut le Deus
ex machina des audiences.
Le général Mercier travaillait à l'inté-
rieur, tandis que le général Julliard faisait
les officiers, le Cercle militaire.,.
DU PROCÈS DE RENNES 31
Nous ne sommes qu'au début. Mais, rien
qu'avec cela, peut-on s'étonner que les
promenades du général Mercier fussent
triomphales, ainsi présenté en liberté, alors
qu'il n'eût dû marcher qu'entre deux gen-
darmes?
La voiture du général de Saint-Germain,
à fréquentes reprises, l'après-midi dans
ses promenades, était conduite par un
artilleur en uniforme, un premier sol-
dat, — h qui ni l'hôte ni l'invité n'avaient
droit, d'ailleurs.
Et tout cela n'a pas choqué autrement
Davignon-GallifTet qui viennent de nom-
merle général J uWidir d divisminaire, en oc-
tobre 1899.
32 QUELQUES DESSOUS
♦ ♦
(Par contre, le trésorier-payeur général
Gnéronlt, sorti de Polytechnique, dans la
promotion de Julliard, qui n'était donc pas
un inconnu pour lui, a été mis à la retraite
d'office.
Est-il nécessaire d'imprimer qu'il n'abon-
dait pas dans le sens de Julliardet du Tout-
Rennes, sur l'honneur de l'armée, et l'in-
nocence du général Mercier ?)
On peut concevoir tout de suite l'action
importante du général Julliard, à Rennes :
il est de la promotion du colonel Jouaust.
Mais le général Julliard ne se contentait
pas d'agir seul. Il avait des agents qui fonc-
tionnaient au vu et au su de tous.
DU PROCÈS DE RENNES 33
C'étaient le lieiitenaiit-coloiielFarinaux,
et l'officier d'ordonnance capitaine Guède.
Le lieutenant-colonel Farinaux, sous-
chef d'état-major de Lucas, est de la pro-
motion de Brongniart et Gouhard, mem-
bres du conseil de guerre.
Farinaux est le protégé du général de
Négrier. Le lieutenant-colonel Farinaux a
agi de façon scandaleuse. G'est lui qui pro-
posa de mettre en quarantaine tous les offi-
ciers qui se refusaient à partager le délire
de la majorité contre Dreyfus.
*
* *
Le lieutenant- colonel Farinaux vient
d'être remboursé de ses services, par Davi-
gnon-Gallifîet. Par une mutation des plus
rares, pour laquelle il a fallu l'agrément
très exprès, l'acceptation du général Re-
nouard, le lieutenant-colonel Farinaux vient
34 QUELQUES DESSOUS
d'être envoyé à Nantes, pays de madame
Fai'inaux, comme sous-chef d'Etat-Major...
Le capitaine Guède était de la promotion
de Beauvais et de Parfait qu'il n'a pas
quittés d'une semelle, les chambrant au
Cercle.
Auparavant, il n'y allait jamais, pas plus
que le lieutenant-colonel Dieudonné, chef
d'état-major de JuUiard Ils y furent assi-
dus, tout le long des débats...
*
* *
Au même cercle, opéraient les fils de
Mercier, OFFICIERS, — qui, par consé-
quent, ne devaient pas séjourner^ à Rennes,
pendant le procès.
Ainsi en avait décidé Galliffet, pour toute
l'armée.
Mais exception fut faite pour les fils
Mercier.
DU PROCÈS DE RENNES 35
Par autorisation spéciale de Galliffet, ils
purent assister leur père.
Il y a peut-être lieu de penser que la
marche du procès ne les laissait pas indif-
férents.
*
* ♦
Le commandant Ravary, entre deux cu-
lottes dans les tripots, a pris la peine de
formuler une fois que :
« La justice militaire n'est pas la môme
que l'autre. »
C'est exact, ici plus que partout, et que
jamais.
Tout est mis en œuvre pour fausser la
frêle balance symbolique.
Même en se roidissant de tout leur cou-
rage et de toute leur honnêteté — mais
c'est un effort dont quelques-uns préfére-
ront se dispenser — les juges ne seront pas
libres ; dirigés à l'audience, à leur insu, par
l'implacable hiérarchie, tout yeux, tout
oreilles, tout cœur pour les généraux, et,
36 QUELQUES DESSOUS
quand ils s'abandonnaient, parfois, à l'évi-
dence, vite repris, étreints au dehors, li-
gottés par la famille, la direction occulte
du confessionnal, le milieu — avec les ca-
marades sincères ou intéressés qui rumi-
nent : « L'honneur de l'armée,... et que
cinq ministres ne se trompent pas,... etque
les révisionnistes sont des francs-maçons, . .
vendus aux juifs, à l'étranger, etc., etc. »
Ici, la crédulité des gens va jusqu'à la
fable de « la vessie de Labori ». Malgré le
constat des médecins, du médecin militaire
même, le major Renaud, et du médecin-
légiste de Rennes, membre de la Patrie
Française, M. Perrin de la Touche, on veut
que M^ Labori n'ait pas été blessé : le sang
provenait d'une vessie cachée sous son
gilet, et crevée pendant qu'on tirait sur lui,
sans balle.
Sur la déposition du commandant Freys-
teetter, on entend un capitaine du 22^ d'ar-
tillerie, portant les aiguillettes, dire : « Il
faut bien que Freystœtter gagne ses cent
mille francs ! »
DU PROCÈS DE RENNES
37
Dans quelles conditions siégeaient ces
juges, comparaissaient certains témoins,
réunissant à peu près toutes les incapacités
de juger ou de témoigner édictées par les
codes.
Lieuten.int-Golonel Jeannel Général Goiise
et CommaQdant Maisire et M. Ferret.
Oh ! le serment de juger sans haine et
sans crainte — imposé aux jurés !
Ici, l'on ne dépose, l'on ne juge que sous
la coupe des frères d'armes et des su-
périeurs, toujours plus ou moins par
ordre.
Sans crainte !
38 QUELQUES DESSOUS
Ici, l'on assassine l'avocat !
Oh ! sans haine !
Au treizième siècle, les Romains fai-
saient dictateur justicier un étranger,
Brancaleone Dandolo, pour étoufler les
factions féodales : un étranger, pour qu'il
fût pur de toutes compromissions, qui pût
jurer, à la porte de la ville où il introdui-
sait la loi, qu'il n'y avait ni parents ni
amis...
Mais nous sommes à Rennes, en 1899,
devant la justice militaire, toutes ses
craintes, toutes ses haines, toutes ses col-
lusions...
*
* *
Le président du Conseil de guerre.
Le colonel Jouaust présidait • — si l'on
peut dire.
On n'y a rien compris, à cet homme —
qui a fait condamner Dreyfus, et qui, à
DU PROCÈS DE RENNES
:vj
présent, est mis en quarantaine au Cercle
militaire de Rennes ; qui a conduit sesasses-
Capi'. Juuck. Archiv. Giibelin. Capit. Besse. Lieuts.-Cols. Gendron.
Comm. Cuignet. Comm. Carrière, et Bertin-Mourot.
seurs du conseil de guerre à voter la culpa-
bilité, et qui s'est prononcé pour l'inno-
cence.
QUELQUES DESSOUS DU PROCES DE RENNES 41
Car, le colonel Joiiaust est l'un des deux,
de la minorité !
Car, on n'adresse plus la parole à Jouaust,
au Cercle!
Et, le 9 septembre même, alors que le
colonel Jouaust, lui, deuxième — et der-
nier — prononçait : Non, quelqu'un pou-
vait s'écrier :
— Mais c'est une trahison, après la ma-
nière dont vous avez mené les débats !
Le colonel Jouausl, d'autre part, se la-
mente d'avoir été trahi in extremis^ par un
autre memJ)re du conseil de guerre.
Quoi qu'il en soit, la gent galonnée de
Rennes le tient à l'index.
Au milieu d'octobre, au Cercle, on voyait
Jouaust, seul, dans une encoignure... Le
général JuUiard , Coupois, entraient, lui
prenaient les journaux sous le nez, sans
mot dire...
— Est-ce que le colonel Jouaust est en
quarantaine? demande-t-onà un officier su-
périeur :
42 QUELQUES DESSOUS
— Oh ! nous n'avons rien décidé... Mais
nous évitons de lui parler. . .
Comment expliquer ce jugement, de
Jouaust, après ces débats ?
L'explication la plus banale semble de-
voir être la plus forte.
Le colonel Jouaust, encore qu'il tentât
de s'isoler, devait subir l'ambiance de
Rennes — et la fascination des généraux.
Rennes ! Le colonel Jouaust l'a sous la
peau, dans le sang, plus qu'un autre.
Il y est né, le 2 janvier 1840.
Il s'y est marié.
Il y fut officier en 1874, en 1887, et en
1894. Il y est nommé colonel en 1895, et
maintenu. Il y a toutes ses attaches, et,
près de la retraite, projette de s'y fixer...
(Enfin, comme nous l'avons déjà dit, le
colonel Jouaust est de la promotion du
général Julliard.)
Comment les choses et les personnes
DU PROCES DE RENNES 43
ii'auraient-elles pas pesé lourdement sur
lui.
Certes, il voulut faire sou devoir — mais
sans heurter Rennes dont il savait l'hos-
tilité furieuse, et sans blesser les géné-
raux...
*
* *
Le prestige de r uni forme.
Les généraux n'en doutaient pas du
prestige de leur harnais, qu'ils quittaient
de temps à autre, mais reprenaient sans
faute aux jours orageux.
Entendu à une fin d'audience :
— Mon général, n'y avait-il pas une ob-
servation à faire ? Peut-être n'y avez-vous
pas pensé?
— Oh ! j'y pensais bien, répondait Mer-
cier. Mais, je ne l'ai pas faite parce que je
rt étais pas en uniforme...
44 QUELQUES DESSOUS DU PHOGÈS DE RENNES
*
* *
Entre le colonel Jouaust et le général
Mercier, il y eut le trait d'union quotidien,
par le général Julliard, le général de Saint-
Germain.
Et le président du Conseil de guerre re-
çut directement le général Mercier qui, dès
son arrivée, fit visite ou déposa sa carte
chez tous les officiers de la garnison !
Plus tard une leçon fut servie là-dessus
au colonel Jouaust, par son vieil ami le
général Sébert — qui s'abstint de toute vi-
site.
Comme Jouaust , dans la cour du
Lycée, lui en faisait grief, le général Sébert
répliqua que, témoin, il ne s'était pas
cru le droit d'aller chez le président.
De cela, le général Mercier peut toucher
sa part, aussi.
S'il n'y avait que de ces incorrections
dans son cas !
3 a
N o
s- s,
>>'
■,\
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE llENiNES 47
Le président ne sait rien .
Et puis l'ignorance des faits de la cause
— dont le colonel Jouaust se vantait —
que nous retrouverons chez d'autres
membres du conseil de guerre :
— Le Conseil ne connaît rien. Il ne con-
naît que ce qu'on lui dit, objecte le colonel
Jouaust à un témoin — confondant l'igno^
rance coupable de la cause et des dossiers
avec l'indépendance de penser du juge.
* *
Le président ne veut rien savoir.
Le colonel Jouaust ne sait rien — • et, ce
qui est pis, ne veut rien savoir.
Le lieutenant-colonel Jeannel prétendait
que Dreyfus lui avait emprunté un Manuel
de tir. Dreyfus contestait les souvenirs du
48 QUELQUES DESSOUS
témoin et lui remémorait qu'il s'agissait du
Manuel de tir allemand, et non pas du Ma-
nuel de tir français. Et il en donnait pour
preuve qu'à cette époque, lui, Dreyfus, s'oc-
cupait précisément d'une étude sur l'artil-
lerie allemande.
(( Le travail dont je parlais, dit-il, doit
exister au ministère de la guerre et doit, si
mes souvenirs (qui datent de cinq ans) ne
me trompent pas, exister également en mi-
nute dans les pièces qui ont été saisies chez
moi.
» Il serait très intéressant de savoir ce
qu'il y a dans ce travail. »
A ce moment, le colonel Jouaust inter-
rompt l'accusé :
— Nous iH avons pas le temps de faire
une recherche.
Ailleurs, le général Mercier ayant nié
l'authenticité de la lettre d'Henry à M. Pa-
pillaud pour aviser la Libre Parole de l'ar-
restation du juif, M'' Labori en réclame
l'expertise :
Le président. — Cela allongerait de beau-
DU PROCÈS DE RENNES 49
coup les débats l Quel intérêt ij a-t-il à ceci 1
Il le demande !
Enfin, le colonel Jonanst ne brusquait
pas seulement les témoins de la défense
parce qu'ils attaquaient forcément la horde
criminelle des accusateurs, mais encore
parce qu'il cherchait impatiemment « la
preuve de rinnocence, »
Cela, pour lui, ne pouvait résulter de la
discussion. Cela devait se produire maté-
riellement, en chair, en os, en bois, en
nickel !
-!< *
(La parole du général Roget :
— Si j'étais accusé d'une trahison que je
n'aurais pas commise, je trouverais des ar-
guments.)
50 QUELQUES DESSOUS
Mais, pour les preuves de culpabilité, le
colonel Jouaust était moins exigeant. 11
faut rappeler sa phrase sur « toutes les choses
réunies qui forment des présomptions ,. . »
Ainsi, tout d'une pièce, d'une partialité
continue, intolérant pour tous les témoins
de la défense et les avocats, d'une cour-
toisie sans un pli pour les généraux qui
peuvent, à l'aise, saturer de mensonge les
membres du Conseil.
C'est tout gracieusement qu'il invite les
uns à déposer, qu'il rudoie les autres. Et,
avec quelle hâte il vole au secours de ceux-
là contre ceux-ci !
Après avoir accordé toutes complaisan-
ces, sans restrictions, aux réquisitoires des
ministres Mercier, Billot, Cavaignac, Zur-
linden, Chanoine, et des féroces volontaires
DU PROCÈS DE RENNES 51
de l'accusation comme le général Roget, la
patience du président Jouaust s'évanouit,
au premier témoin adverse, avant qu'il
ouvre la bouche, et sa défiance se formule.
A M. Bertulus :
Le président. — Veuillez faire votre dé-
position sur ce qui a rapport directement ou
indirectement avec l'affaire Dreyfus, sans y
mêler des choses n"* ayant rapport qu'à d'autres
affaires.,.
Le colonel Picquart n'a pas commencé de
parler depuis deux minutes qu'il est inter-
rompu :
Le président. — N'abusez pas, Yous êtes
ici, avant tout, pour 7ious éclairer sur l'affaire
Dreyfus î
Le colonel Picquart. — Très bien, mon
•)2 QUELQUES DESSOUS
colonel, mais je défends la valeur de mon
témoignage. .
Le président. — Sa?}s doute, mais enfin ^
71 abusez pas. (Mouvements divers).
Une seconde, exactement, après.
Le président. — Ne perdez pas de vue la
question Dreyfus !
Et le président Jouaust s'exclame quand
le colonel Picquart répond au général Ro-
get, qui a pu l'attaquer tout à sa guise :
Le président. — Je vous ferai remarquer
que c'est une question "personnelle. Aussi je vous
engage à être bref l
Et le président Jouaust est bien contraint
de laisser s'expliquer le témoin, si maître
de soi, — mais non sans arrêt :
Le président. — Vous traitez^ en ce mo-
ment-ci^ une question à côté. Serrez la question
Dreyfus de plus près!
Le président. — Vous entrez dans des
DU PROCÈS DE RENNES 53
explications qui paraissent s éloigner de l'af-
faire Dreyfus,
Le président. — Veuillez ne pas parler
des choses exclusivement personnelles.
Le président. — Ne pourriez-vous pas ré-
sumer im peu ?
Le général Mercier, le général Roget se
précipitent pour répliquer au lieutenant-
colonel Picquart.
Le général Roget demande à déposer sur
ce qui lui est personnel. Le président se garde
bien de lui refuser de déposer sur des cho-
ses exclusivement personnelles l
Le commandant Lautli, comme le géné-
ral Roget, a toute latitude.
Le lieutenant-colonel Picquart. — Je
tiens à protester d'un mot.
Le président. — La chose n'a qu'un inté-
rêt très indirect avec F affaire qui nous occupe.
Le lieutenant-colonel Picquart. — ... Je
54 QUELQUES DESSOUS
tiens seulement à protester par un mot
contre raccusation de cambriolage.
Le PRÉSIDENT. — Cela 7iapas un intérêt di-
rect avec l'affaire.
Le LIEUTENANT-COLONEL PiCQUART. — ... Je
n'ai jamais organisé de cambriolage.
Le PRÉSIDENT. — // nest pas question de
cela.
Enfin, comme après la déposition baveuse
et truquée du capitaine Junck,le lieutenant-
colonel Picquart réclamait la parole :
Le LIEUTENANT-COLONEL PiCQUART. — Un
mot, un seul mot?
Le Président. — ENCORE ! {Murmu-
res)*
N'insistons pas.
Tout le procès serait à repasser. Arrê-
tons. Mais il était nécessaire de ressusciter
dans les mémoires des souvenirs précis.
Sans cette précaution, les notes les plus vé-
DU PROCÈS DE RENNES 55
ridiques, tout à l'heure, paraîtraient extra-
vagantes. Car, glissant sur la pente, dans
son désir de faire respecter les généraux,
même au plus fort de leurs embarras, de
leurs bafouillages, de leurs mensonges ou
de leurs faux, le colonel Jouaust est tombé
de l'agacement et de l'humeur à la bruta-
lité, jusqu'à la mauvaise foi, jusqu'à l'étran-
glement des débats.
Quand les avocats pressent le général
Mercier, le colonel Jouaust se jette entre,
hérissé et grognant :
Le président. — Je ne poserai pas la ques-
tion.
C'est le refrain, à toutes les questions gê-
nantes.
Nous l'avons déjà entendu, pour cette
affaire, en d'autres enceintes !
* *
Quand M^ Labori accule le général Mer-
cier et le général Chamoin, sur la fausse
pièce de du Paty, qu'ils ont tenté de loger
56 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
au dossier secret, dans un huis-clos, la
lactique est pareille.
Le PRÉSIDENT. — ... Je crois toute cette dis-
cussion inutile.
...La question a été posée à fond.
... Je ne iioserai pas la question.
Etc., etc.
De même, pendant la confrontation Freys-
tœtter-Mercier-Maurel, où, les choses tour-
nant mal pour Mercier-Maurel, le colonel
Jouaust coupe le questionnaire :
A M^ Démange :
Le PRÉSIDENT. — Mais cela vient d^être
dit. (Rumeurs.)
A M'' Labori, qui constate :
M'' Labori. — Toujours le mort î Le co-
lonel Sandherr est mort ! Le colonel Henry
est mort ! M. du Paty de Clam ne vient pas !
[Mouvement prolongé.)
Le président. ■ — M'' Labori.^ je vous re-
tire la parole. Ceci est de la discussion.
i: a
. I
aj .5
-3 rt
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 59
* *
A M. Paraf-Javal :
Le PRÉSIDENT. — Posez votre théorie sans
entrer dans des considérations personnelles.
*
* *
La déposition du lieutenant-colonel Gor-
dier est toute hachée :
Le président. — Dites seulement le néces-
saire.,.
Veuillez nous indiquer brièvement,.,
C est inutile ,. .
Passez sur ces détails...
Cette affaire, au fond, n'a pas d'' intérêt pour
l'affaire que nous avons à juger...
Abrégez, abréqez...
Je ne dois pas laisser dévier le débat. . .
Répondez plus brièvement. . .
Nous ne pouvons pas insister sur cette ques-
iion qui n^a aucune espèce d'hitérêt dans l'af-
faire qui nous occupe.
60 QUELQUES DESSOUS
Soyez bref.
Je vais couper court à cet incident. . . En
vertu de l'article 27 S, j'écarte absolument cette
question.
Or, la déposition du lieutenant-colonel
Cordier est un chef-d'œuvre de lucidité et
de bonhomie. Les autres avaient eu tout
loisir de l'attaquer ignoblement, comme
Picquart.
Quand ces deux témoins se défendent con-
tre des attaques produites à l'audience, ça
devient « des choses personnelles ».
Aussi, les dépositions de M. Paul Meyer,
de M. Molinier, de M. Giry sont ponctuées
de (( Inutile, 7i insistez pas)).
M. Giry. — Il me semble précisément
que c'est le moyen de faire se manifester la
vérité que de faire des observations sur les
mêmes mots !
Le PRÉSIDENT. — Cela peut nous ame?ier
des répliques î
DU PROCÈS DE RENNES 61
Au commandant Forzinetti :
Le président. — Soi/ez le plus bref pos-
sible...
Vous pourriez.^ je crois, passer toutes ces
choses...
Vous y arrivez un peu trop lentement.,.
Le capitaine Lebrun-Ren'ault, le général
Roget interrompent le témoin — et c'est au
commandant Forzinetti que s'adresse ainsi
le colonel Jouaust :
Le président. — Vous navez pas la pa-
role !
^
^ *
Au général Gonse, serré dans l'étau des
questions de M*" Labori, le colonel Jouaust
porte secours :
Le président. — Je ne poserai pas cette
question.
4
62 QUELQUES DESSOUS
Le général deBoisdelTre, le général Mer-
cier, le général Roget s'élancent, à la dé-
position de M. de Fonds-Lamothe — qui,
seul, ne peut plus parler :
Le président. — Je vous interdis de par-
ler sans me demander la parole ! Qu est-ce que
vous avez à dire ?
Plus tard, déposition Hirschauer. M. de
Fonds-Lamothe demande la parole :
Le président. — Je ne vous la donneras l
(Rumeurs.)
Enfin, M*^ Labori ne pouvait plus inter-
venir aux débats, sans exciter l'ire du co-
lonel Jouaust. Il ne se contentait plus de
refuser de poser les questions. Il refusait
à M^ Labori le droit de les lui proposer,
lui reprochant le timbre de sa voix.
DU PROCÈS DE RENNES 63
*
* *
Toutefois, témoins, avocats pouvaient se
révolter.
Mais quand le colonel Jouaust dirigeait
sa brutalité efïroyable sur Taccusé ?
Car, le jeudi 31 août, à huis clos, comme,
à la suite d'insinuations du général Deloye,
Dreyfus s'écriait, très émotionné, les
pleurs aux yeux :
« On ne produit que des insinuations
contre moi, mon colonel ; qu'on apporte
des preuves ! Je suis innocent. »
Le colonel Jouaust dit :
— N'oubliez pas que nous sommes à huis
clos. Réservez ça pour r audience î
De là à la mauvaise foi, consciente ou
non, il n'y a pas loin.
Un jour, M^ Démange sortait consterné
d'un de ces huis-clos, avouant :
64 QUELQUES DESSOUS
— C'est la condamiiaiioii !
Le commandant Hartmann avait fait
remarquer que l'archiviste Boutonnet, con-
damné en 1890, avait eu à sa disposition les
documents relatifs à l'obus Robin et au
chargement des obus à mélinite, ajoutant
qu'il avait donc pu le livrer.
— Affirmation audacieuse ! proférait le
commissaire Carrière !
— Avez-vous une preuve ? exigeait
Jouaust.
— L'accusation en a-t-elle contre Drey-
fus ? répondait le témoin. Ce que je dis,
c'est que la probabilité est infiniment plus
grande contre Boutonnet, condamné pour
trahison, à un moment où il disposait des
documents livrés, que contre Dreyfus entre
les mains duquel ces documents ne se sont
jamais trouvés !
Ce sont les mêmes hommes à qui, pour in-
criminer Dreyfus, il suffisait que l'accusé eût
passé par l'Ecole de Pyrotechnie de Bourges /
— C'est la condamnation, gémissait
M*" Démange — avec raison !
DU PROCÈS DE RENNES (')5
Les Juges.
Le coloiiei JouaiisL, qui portera le far-
deau du jugement du 9 septembre 1899, fut
efficacement secondé par les membres du
conseil de guerre. Nous les rejoindrons au
moment du verdict. Quelques notes seule-
ment, pour éclairer leurs physionomies aux
audiences.
Le commandant Prolillet, le commandant
Merle, sont de la promotion de Cavaignac
et de Ducassé — (le bras droit du général
de Pellieux au procès Zola) — de l'École
polytechnique.
Le capitaine Beauvais, le capitaine Par
4.
66 QUELQUES DESSOUS
fait sont de la promotion de Gnède, officier
d'ordonnance dugénéralJulliard, et d'Uzac,
officier d'ordonnance du général Deloye —
de l'École polytechnique.
Le commandant Merle a ses habitudes
de cercle ; pour d'autres, c'est le vermouth
ou l'absinthe ; chacun son vice; lui, Vl/i-
tram?geant eildi Libre Parole; le garçon les
lui apporte, sans commander.
Le capitaine Parfait?
Avant le procès, il disait à l'un de nos
amis :
— Voyez-vous, mon cher, c'est une affaire
dont il ne faut considérer que les grandes
lignes !
Pendant le procès, sa femme éclatait :
— Quel menteur que ce Gasimir-Perier !
DU PROCÈS DE RENNES 67
Mais le général Mercier lui a rudement
rivé son clou !
Gela a valu au ménage Parfait son
intronisation dans la société rennaise — où
il n'allait guère jusqu'alors.
*
Le capitaine Beauvais ?
Tout ce qu'il y a de plus bizarre.
Passa d'abord pour un vrai juge. Travail-
lait, questionnait. Déjà, on l'accusait d'a-
voir été acheté. On commençait à répandre
de scandaleuses histoires d'armoire, etc..
Il a condamné Dreyfus : le voici devenu un
modèle de correction publique et de vertus
privées.
D'autre part, on s'est aperçu — que
ses questions étaient souvent des pièges,
et que sa manière de faire pouvait bien
n'avoir été que du battage!
Et l'on a failli lui élever une statue,
comme à l' Un des Deux l
08 QUELQUES DESSOUS DU PROCES DE RENNES
*
* ^
Le lieutenaiit-colonei Brongniart, lui, a
dirigé tout, en artillerie, suppléé Jouaust
qui n'avait pas daigné se mettre au cou-
rant.
Le parti pris et l'ignorance, là, sont ca-
ractéristiques.
Par exemple, dans la discussion sur le
point de savoir si le frein hydropneuma-
tique peut être appelé frein hydraulique, il
se blouse comme un civil de troisième classe
— d'avant l'affaire Dreyfus. Car, depuis,
quel est le civil qui!...
Il cultive le parti pris, indéracinable.
Ainsi, l'auteur du bordereau écrit qu'il
adresse à son correspondant le « projet du
manuel de tir de l'artillerie de campagne».
Le lieutenant-colonel Brongniart veut
que l'auteur envoie certainement le docu-
ment même, authentique, ce qui n'est
rien moins que prouve! alors qu'il cir-
cule quantité de copies, entre lesquelles
C Guignet. G^ Mercùr. M. Cavuiguac.
Greffier Coupois.
Dans le fond : C Carrière. G^ Fleur.
Qi Rogut.
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 71
Esterliazy n'aurait su ni pu distinguer.
Pourquoi le lieutenant-colonel Bron-
gniart s'entête-t-il ainsi ?
Parce qu'à TEtat-Major, on avait dix
exemplaires du document — à proximité
de Dreyfus — et qu'il faut démontrer que
c'est un de ces dix exemplaires-là qui est
envoyé...
Tout pour démontrer « le défaut d'inno-
cence ! »
Le Commissaire du Gouvernement,
Aux flancs du conseil de guerre, l'inef-
fable commandant Carrière, qui fut com-
mandant de gendarmerie en Algérie, à
Blidah, où il se signalait par la plus com-
bative intolérance religieuse, punissant
sous des motifs hypocrites les hommes qui
ne pratiquaient pas. De là à l'antisémi-
tisme, il n'y a pas l'épaisseur d'une pelure
d'orange.
72 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
Sans doute, le doyen des étudiants de
France. Il occupe ses loisirs à suivre
les cours de droit de la Faculté de Rennes.
Etudiant de deuxième année, quand l'hon-
neur lui échut de représenter le gouverne-
ment.
On cite des mots de lui.
^ >i<
Quand on apprend que le rapport Ballot-
Beaupré conclut à l'innocence de Dreyfus :
X-. .. — Eh hien! mon commandant, la
Cour de cassation va décider la revision ?
Carrière. — Allons donc, tous les con-
seillers ne sont pas des canailles comme
Ballot-Beaupré !
Quand il fut officiel que la Cour de cas-
sation renvoyait FalTaire à Rennes, Car-
rière, qui était à l'Ecole de droit, se serait
M. le Général de Boisdeiïre et le greffier Coupois
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 75
précipité dans la chaire du professeur
pas arrivé, s'écriant :
— C'est ici que Dreyfus sera jugé ; il est
condamné d'avance.
*
* *
Pendant le procès, le lieutenant-colonel
de gendarmerie Lohé étant mort^ Carrière
proclame :
— Encore un que ce cochon de Dreyfus
a tué.
Les Comparses,
Le greffier Coupois est fort trouble,
comme Beauvais.
Le greffier Coupois était le familier de
M^ Collenot, secrétaire de M^ Démange ; il
donnait des tuyaux aux habitués des Trois-
Marches^ courtisait les dreyfusards.
76 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
A d'autres, il s'est vanté d'avoir fait la
déposition de son protecteur Boisdeffre!
Dans BoisdefTre, il y a Le Mouton.
Et le commandant Carrière était doublé
de son substitut enragé, le commandant
Mayence, son souffleur, qui lisait les lettres
que le commissaire du gouvernement affir-
mait ne pas lire...
Et l'un et l'autre étaient assistés de
j\P Jules Auffrav...
Le capitaine Jacquier, rapporteur, n'a
pas cessé de manifester son hostilité à la
revision.
On tient de lui un renseignement, qui
Le cobnel Jourdy, président-suppléant du Goaseil de guerre^
et le général Roget.
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 79
prend une valeur sérieuse, — avalisé par
le général Ghamoin.
Huit jours avant le verdict, dans la cour
du Lycée, le capitaine Jacquier disait :
— Dreyfus ne retournera pas à l'île du
Diable : il sera enfermé à Corte.
— Pas de trahison... Grosses impru-
dences, aurait prétendu Ghamoin... Ça
vaut cinq ans de prison,,.
Le jugement du conseil de guerre est
couramment appelé : la Solution Chamoin.
*
* *
Parmi les suppléants, féroces, qui ma-
nœuvrèrent commeun seul homme, sous la
présidence d'honneur du général Mercier,
8.) QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
cl SOUS le commandement effectif de sa
cohorte rennaise, — le colonel Jourdy.
Sous un petit arbre affectionné du gé-
néral Boisdeffre, le colonel Jourdy, aux
suspensions d'audience, prenait sa récréa-
tion au milieu des généraux, et, comme
les petits qui se mêlent aux grands, leur
faisait la cour.
Cela commençait ainsi :
— J'ai été dreyfusard ; je ne le suis
plus... (On peut croire qu'il se vantait. Il
serait le seul dans l'univers à avoir varié
dans ce sens — tant chaque jour de l'af-
faire apportait des motifs nouveaux de
conviction aux partisans de la revision —
et, plus tard, de l'innocence !)
C'est le même colonel Jourdy qui, ac-
cusé d'affiliation à la franc-maçonnerie,
réunit ses officiers pour leur affirmer qu'il
n'en faisait pas partie.
Un officier, en sortant, s'écriait :
— Eh bien î il a un sacré toupet !
Le colonel Jourdy le serait donc, franc-
maçon, malgré son démenti ?
L'archiviste Gribelin, Le colonel Jourdy, présiii. -suppléant du Conseil,
et le Général Zurlinden,
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 8;i
*
* *
Les Grands chefs.
L'architecte du procès de Rennes, le gé-
néral Mercier, et le gros entrepreneur à for-
fait, le général Roget, avaient donc dans
Rennes, elles Rennais militaires ou civils,
tous les matériaux et la main-d'œuvre sou-
haitables, pour édifier ce monument d'in-
famie, la recondamnation de Dreyfus.
Par la note ci-dessous, qu'on veuille bien
se rendre compte de la force compacte, des
solidarités serrées de (( l'Etat-Major ».
*
L'État-Major, créé en 1818, sur l'initia-
tive de Gouvion Saint-Gyr, était un corps
fermé. L'officier qui y entrait n'en sortait
plus. C'était, sans plus jamais de contact
avec les troupes, l'abrutissement dans les
bureaux — ou la carrière, servile et bril-
8i. QUELQUES DESSOUS
lanle, de courtisan, dans les fonctions
d'aide de camp ; l'inlrigue avançait mieux
que le pur mérite.
1870 montra ce que valait cet Etat-
Major.
Les aides de camp furent supprimés.
Ils reparurent, souvent, comme officiers
d'ordonnance.
Le corps d'Elat- Major, lui-même, fut
supprimé, en 1880, réparti dans les
troupes.
Supprimé, sur le papier, seulement.
Ce corps était trop fortement organisé,
son recrutement opéré avec trop de soin
par ses grands chefs mêmes, pour que ses
éléments dispersés ne restassent pas ja-
lousement reliés. Les officiers de l'ancien
corps à qui l'on conservait le privilège de
leur situation, les Brevetés de droit divin ^
comme on les surnomma, réoccupèrent vite
les hautes places, et celles qui furent dévo-
lues à des officiers du nouveau recrutement,
les Sang-Nouveau, les hrevetés issus de
l'Ecole supérieure de guerre, ne le ^furent
DU PROCÈS DE UE.XXES 85
qu'à des gens sûrs, à de fidèles amis de
l'aiicieii corps, ayant adopté de cœur ses
traditions et ses errements.
La plupart des officiers, qui ont tenu les
emplois les plus néfastes dans l'affaire
Dreyfus, sont des brevetés de droit divin.
Sortent du vieux corps d'État-Major de
1870, disséminé en 1880, — et toujours
là:
Général Billot ;
Général de Torcy, son chef de cabinet,
(qui, par ordre de Billot accuse réception
à Esterhazy du document libérateur);
Général de Boisdeffre — type de l'ancien
aide de camp ;
Général Gonse, type de l'ancien officier
de bureau ;
Général Fabre ;
Colonel d'Aboville;
Général de Pellieux ;
Général Roget ;
Lieutenant-colonel du Paty de Clam ;
Lieutenant-colonel Bertin-Mourot ;
Commandant Curé.
86 QUELQUES DESSOUS
* -:<
Qui le général de Boisdeffre, désireux de
former les nouvelles générations à l'image
de l'Etat-Major de ses rêves, avait-il placé à
la tête de l'Ecole supérieure de guerre, —
pépinière des futurs officiers d'Etat-Major?
Comme commandant de l'Ecole de guerre,
le général Renouard, comme commandant
en second le colonel Davignon — ayant
bien la tradition de l'ancien corps, oui.
Les officiers de l'ancien corps d'Etat-
Major n'étaient guère plus de cinq cents,
— à peine de quoi suffire, tant on en a vu,
dans l'affaire Dreyfus !
Cependant, ils s'étaient fait remarquer
déjà, laissant pas mal des leurs en route :
Général Caffarel ;
Général d'Andlau;
Capitaine Voyer...
Etc. Etc.
Le général Mercier fut le chef de
l'équipe acharnée sur Dreyfus — les Bois-
DU PROCÈS DE RENNES 87
defîre, les Gonse, les Roget, — qu'on
baptisa si pittoresqiiement la Compagnie
des chargeurs réunis.
Coupable de forfaiture et de faux témoi-
gnage— et tombant sous combien d'arti-
cles du Code , personnellement, le général
Mercier avait, en outre, charge d'âmes:
Henry, Du Paty, Esterhazy.
Il a bien travaillé pour quatre.
>i< H<
Le Général Mercier.
Le général Mercier avait à démontrer à
la Libre Parole et à Y Intransigeant^ qu'il
n'était pas ce que prétendaient Rochefort
et Drumont, en 1894 — le lourd crétin au
flair (T artilleur. Il y a réussi.
Il a vaincu la légende qui, déjà, le repré-
sentait comme une sombre bête.
L'histoire verra en lui la plus claire
canaille.
88 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
Pourtant, les difficultés n'étaient pas
minces. Il les a toutes abattues. Mais il
n'épargnait pas sa peine. Un de ses fils
M. Juiet et le sénéral de Boisdeffre.
disait à deux autres jeunes gens, ses com-
mensaux, dans la salle commune d'un hôtel :
(( Quand papa voyait que les juges du Conseil
de guerre étaient ébranlés par les dépêches et
les témoignages y il passait sa journée à courir
chez chacun d'eux pour les ramener. »
Général Mercer, Colouel d'Aboville. M. Judet. G' de Boisdeffn
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 91
La famille Mercier.
Des plus sauvages nationalistes, le géné-
ral Mercier s'est fait pardonner sa femme,
anglaise, qui, au ministère, ne parlait pas
couramment français ; il s'est fait pardon-
ner ses biens en Angleterre, et ses fils qui
disaient volontiers au milieu de leurs cama-
rades officiers français :
— Nous autres, en Angleterre...
— Si je ne suis pas reçu à l'Ecole, je me
ferai officier, en Angleterre.
Oh ! ves, Judet.
Le général Mercier et Cavaignac.
On ne lui reproche ni l'Angleterre, et
c'est avec raison; ni Madagascar, c'estplus
grave; ni ses crimes avérés dans l'affaire
02 QUELQUES DESSOUS
Dreyfus ; ni d'avoir licencié 60,000 hommes,
par le plus coupable abus d'autorité, à
l'heure où l'Allemagne pouvait nous atta-
quer.
Tout ce qu'il fait est bien fait.
Ne touchez pas à l'honneur de l'armée î
Et, s'il veut aller de l'avant, nos patriotes
offrent de le suivre... contre la Répu-
blique.
C'est le chef qu'il leur faut. Comment cet
homme douterait-il de soi-même? Aussi,
avec quel mépris il contemple les autres !
— Qui est-ce qui va vous remplacer? lui
demandait son officier d'ordonnance d'Of-
fry de La Monnoye (une de ses victimes,
mort à Majunga, sans avoir débarqué),
quelques jours après le procès Dreyfus, à
la chute du ministère, en janvier 1895.
— Me remplacer? Coco ou Caca...
?
— Cochery ou Cavaignac !
Telle est l'estime et la cordialité que
publiait Mercier pour Cavaignac — avant de
l'avoir pour allié et complice !
DU PROCÈS DE RENNES 93
Une poignée de mains.
Cependant, à Rennes, on se méprisait
moins, Mercier et CiVCAvaignac, l'homme
du faux Henry et l'homme du faux Schneider
— entre tant d'autres titres à une estime
réciproque.
Pendant la suspension d'audience qui
suivit la nouvelle de la tentative d'assas-
sinat contre Labori, que l'on croyait frappé
à mort, les assistants refluaient, boule-
versés, dans la cour et sous les promenoirs.
Dans un couloir de la salle des fêtes au
réfectoire, où ils se croyaient seuls, Mercier
et Cavaignac échangèrent une longue poi-
gnée de mains...
En étaient-ils à la première ou à la
seconde de la journée ?
C'est à rapprocher de ce que rapporte le
colonel Picquart, au procès de M*^ Labori
contre la Libre Parole — qu'il n'oubliera
94 QUELQUES DESSOUS
jamais de quels yeux, à son retour au lycée
après une vaine poursuite de l'assassin, de
quels regards de défi et de triomphe le fixa
le général Mercier.
ïiî
* ♦
Toujours des communications secrètes.
On a vu comment le général Mercier a
couvé le procès de Rennes ; le choix de
Rennes grâce au général Davignon; la main
mise sur Rennes à son profit, par le géné-
ral Julliard et le général de Saint-Germain;
ses travaux d'approche, ses visites à Jouaust,
ses promenades triomphales avec les juges
dans sa voiture...
Ce sont bien, n'est-ce pas, les allures
d'un témoin qui n'a souci que de produire
la vérité, qui témoigne, qui s'en va?...
Lui, garda sa place réservée à l'audience
d'où il marchait à la barre, pour éperon-
ner la mollesse des juges, épauler les té-
DU PROCÈS DE RENNES 95
moins branlants, parer à l'effet des dépo-
sitions adverses.
Contre ces témoins-ci, l'intimidation,
l'insulte pour décontenancer, et, quand ils
avaient tourné le dos, le mensonge, l'im-
posture, la diffamation.
Tout lui est bon, comme à Roget, pour
ruiner les preuves de l'adversaire.
Le général Mercier ne pouvait renoncer
ici aux moyens qui, depuis cinq ans, lui
avaient assuré la victoire et l'impunité.
*
* *
Le moyen le plus certain de la condam-
nation de Dreyfus en 1894 avait été la com-
munication de pièces secrètes, qui étaient
des faux, en outre.
Le général Mercier n'a pu se déshabituer
de ces communications scélérates qui, éma-
nant d'un chef, constituent des ordres.
96 QUELQUES DESSOUS
On sait que le général Mercier possédait
tout le dossier secret.
Comment? A quel titre?
Cela tombe sous le coup de la loi de 1880,
sur l'espionnage.
Mais ce n'est pas pour son usage person-
nel que le général Mercier détenait, crimi-
nellement, tout le dossier secret. Il n'avait
rien à y apprendre. Il en connaissait l'in-
sanité: Mais les juges mêmes qui avaient
pu être convaincus de l'insanité et de la
vacuité de ce dossier, par Texamen et la
discussion à huis clos, on pouvait les
troubler, les influencer au dehors. Des co-
pies, des photographies, habilem?ent pro-
duites, sans critique, rassérénaient des
consciences inquiètes, surexcitaient les
DU PROCÈS DE RENNES 97
ignorants de bonne foi, au Cercle, dans les
salons, en ville.
A Rennes, le général Mercier faisait en-
core colporter la fameuse lettre de l'Em-
pereur d'Allemagne.
Pour ces travaux souterrains, le général
Mercier comptait des ouvriers actifs.
Un des plus ardents était le capitaine
Valério, l'émule de Bertillon, qui avait
toujours quelque pièce mystérieuse à com-
muniquer aux gens — comme les mar-
chands de cartes légères...
>iî ^
Aussi, à Rennes, devant toutes évidences,
avec quel dédain et quel air entendu les
gens tuyautés par les salutistes de l'Etat-
Major insinuaient :
— Vous ne savez pas tout !
Nous ne savons pas tout, non. Mais, pa-
6
98 QUELQUES DESSOUS
tience. Ce dont nous sommes instruits
forme un assez joli lot.
La brochure.
Quelques jours après sa déposition, le
général Mercier qui l'avait fait imprimer
en hâte, la fît distribuer en brochure, à
Rennes et à Paris, gratuitement.
C'était déjà d'une correction, d'une
loyauté plutôt douteuses — publier une
déposition sans les objections qu'elle a
soulevées.
Mais la brochure fut REMISE aux membres
du Conseil de guerre^ couverture JAUNE
pour les juges titulaires, BLEUE pour les sup-
pléants.
*
Au civil, en cour d'assises, au tribunal
de commerce, les magistrats n'eussent pas
DU PROCÈS DE RENNES 99
manqué de retourner son papier à l'au-
teur — avec l'expression de leurs senti-
ments les plus étonnés.
Mais, au militaire... Décidément, Ravary
ne nous trompait pas : leur justice n'est pas
la même que la notre.
Il n'y a pas que par la couleur de la cou-
verture que les brochures des membres du
Conseil de guerre se distinguent de celles
distribuées dans les rues.
Le texte aussi diffère — par des rema-
niements nombreux — et importants.
Déjà, la brochure vulgaire ne reprodui-
sait pas exactement le langage de l'au-
dience.
Il y a de notables différences.
(Pour juger combien la déposition orale
a été revisée et retravaillée, pour la bro-
100 QUELQUES DESSOUS
clîiire, il suffit de consulter l'édition sténo-
graphique^ quasi-offîcielle du procès, collec-
tion Stock. Les principales divergences y
sont signalées par des notes au bas de cha-
que page, et il y en a !...)
^ ^
La brochure ; le compte rendu revisé*
Dans le texte revisé de la brochure, on ne
compte pas moins de cent cinquante va-
riantes. Elles ne sont pas de pure forme. Ce
ne sont pas de simples corrections de typo-
graphie ou de langage. Quand le général
Mercier rectifie, à tête reposée, la plume à
la main, son langage de l'audience, ce i/est
pas par coquetterie de style ; il opère sur
le fond même de sa déposition. Il la mo-
difie. Il la diminue ou il l'aggrave, pour sa
défense propre, ou contre Dreyfus. Il pré-
cise des points qu'il a laissés incertains à
l'audience, pour ne pas subir de ripostes im-
médiates. Il remet dans le vague des affir-
DU PROCES DE RENNES 101
mations qu'il a produites à la barre, qui ont
coulé dans le Ilot de sa déposition, mais
qu'on repêcherait trop facilement, immo-
bilisées par l'imprimé. Enfin, non content
d'ajouter, de retrancher, sans le moindre
scrupule, il a altéré les textes — jusqu'à les
falsifier.
11 faudrait un volume pour tout relever.
Ici, nous devons nous limiter : quelques
remarques cursives, au hasard (1).
Page 78. — Le général Mercier dit avoir
remis une lettre de « Schwartzkoppen à
Suskind », la lettre dite de l'Homme des
forts de la Meuse, à M. Gasimir-Perier.
Cette lettre n'a pas reparu : « Je crois (pi elle
a été égarée lorsque M. Casimir-Perier a quitté
la présidence du Conseil et a yris successivement
la jirésidence de la Chambre et la présidence
de la République, »
(1) Les indications de pcigination sont celles de la
Sténographie du Procès de Rennes, édition Stock.
6.
102 QUELQUES DESSOUS
C'était, dans la manière du général Mer-
cier, insinuer que la perte — ou le détour-
nement de l'original, incombait à M. Ca-
simir-Perier, qui l'aurait fait voyager du
ministère à l'Elysée.
Cette allégation est supprimée dans la
brochure. Il est vrai que, d'une audience à
l'autre, le général Mercier a été prévenu
que cet original existait au ministère des
Affaires étrangères. Si le texte primitif avait
été maintenu dans la brochure, même avec
la rectification du lendemain, cela eut
permis de contrôler le procédé calomnieux
et la fantaisie d'assertions du témoin. Mieux
valait faire sauter le passage et le correctif.
Et le général Mercier est bien de force à
prétendre que c'est un trait de loyauté de
sa part, d'avoir biffé l'erreur reconnue.
Peccadille ! Les peccadilles réunies peuvent
former un ensemble pas mal criminel.
Pa(/e 79. — Le général Mercier parle de
DU PROCÈS DE RENNES 103
la composition du bureau des renseigne-
ments : (( Généralement^ c'étaient des Alsa-
ciens^ ou bien qui avaient servi dans le .2® hu-
reau de T Etat-Major , etc, »
Dans la brochure, cela devient : ... « C'é-
taient des officiers qui connaissaient la
MOBILISATION, ctc. ))
Donc Dreyfus, etc., etc.
* *
Page 81. — A propos de la lettre Davi-
gnon^ le général Mercier dépose : « ... Il y
a donc intérêt à ce que le colonel Davignon
ne connaisse pas les relations qui existent
entre le colonel Schwartzkoppen et un ami
INCONNU qu'il a au deuxième bureau. Et
cet intérêt ne peut être justifié que par des
relations illicites AVEC DES AMIS dont
est le capitaine Dreyfus. »
Dans la brochure, le mot INCONNU
et le membre de phrase AVEC DES
AMIS, etc., disparaissent.
Dans la version sténographiée, Tinter-
104 QUELQUES DESSOUS
prétation laissait planer le doute : un ami
mconnu^ des relations illicites AVEC DES
AMIS.
Dans la brochure, il n'y a plus que
Dreyfus en cause, tout seul.
Pmje 85. — Le greffier Coupois donne
lecture de la pièce mwante :
communications verbales de X...
1° A l'agent Guénée, mars 1894.
« // faut vous rappeler ce que je vous ai déjà
dit au sujet des relations qui existent entre
Schwartzkoppen et Panizzardi, Dites bien à
ces messieurs que ces relations prennent chaque
jour un caractère qui semble plus intime^ ET
TOUT CE QUE EAIT LUN EST
IMMÉDIATEMENT TRANSMIS A
L AUTRE.
Dans la brochure, le général Mercier,
pour renforcer, ALTERE ainsi le texte
versé au dossier: <l Tout ce qui est APPRIS
par ïun est communiqué à F autre... »
Le général Mercier n'est pas sans avoir
DU PROCÈS DE RENNES 105
mesuré la distance entre les deux phrases.
Page 85. — Le général Mercier argu-
mente de la pièce ci-dessus : Ces renseigne-
ments nous indiquent quau commencement
de 1894...
Dans la brochure, il affirme : D'AUTRES
RENSEIGNEMENTS CONCORDAIENT
AVEC CEUX-LA. Au commencement de
1894, etc.
S'il y avait d'autres renseignements con-
cordants, pourquoi ne l'avoir pas dit à la
barre ?
Page 88. — Voici ce que, de l'audience à
la brochure, devient l'entrevue avec l'expert
Gobert, racontée ou écrite, par le général
Mercier : « A première vue, il {Gobert) dit
que le doute NE LUI PARAISSAIT PAS
POSSIRLE et qu'il croyait pouvoir affirmer
que le bordereau était DE LA PERSONNE
INCRIMINÉE... »
Dans la brochure : « A première vue, il
dit que le doute N'ÉTAIT PAS POSSIRLE
et qu'il croyait pouvoir affirmer que c'était de
la MAIN DE DREYFUS! »
106 QUELQUES DESSOUS
Page 92. — A propos d'une lettre de
M. Charles Dupiiy, le général Mercier s'ex-
prime ainsi : ce Par conséquent^ vous voyez
que M. Dupuy me demande dans cette lettre
un certificat d'anti-dreyfusisme, certificat que
je me suis empressé de lui envoyer^ car il le
méritait complètement à cette époque. . . »
Dans la brochure, cet alinéa est modifié
de la sorte : « Ainsi, M, Charles Dupuy me
demandait de lui décerner, pour lui ET POUR
LE CABINET qu'il présidait^ un certificat
d' anti-drey fusisme que je m' empressai de lui
donner^ car il y avait entièrement droit à cette
époque. »
La modification a son importance. Si le
général avait mis en cause à l'audience le
cabinet., qui comprenait MM. Poincaré et
Barthou, cela aurait pu amener quelques
questions de la défense.
DU PROCÈS DE RENNES 107
îj'
; ^
Page 95. — A l'audience, le général Mer-
cier n'ose pas trop s'avancer, en ce qui
touche à l'empereur d'Allemagne qui
(( s'occupe SOUVENT personnellement des
affaires exceptionnelles cF espionnage,.. »
Dans la brochure, l'empereur d'Alle-
magne (( s'occupe personnellement., etc. »
SOUVENT est supprimé. C'est-à-dire que
l'empereur d'Allemagne s'occupe réguliè-
rement, etc.
Il est donc certain que M. Mertian de
MuUer a vu dans un château de Potsdam,
dans le cabinet de travail de l'empereur,
sorti tout exprès pour laisser aux touristes
le temps de fouiller sa correspondance, un
numéro de la Libre Parole qui portait au
crayon rouge : Capitan Dreyfus ist gefan-
gen.,.
108 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
Page 95. — Sur la communication de
pièces secrètes, le général Mercier prononce
cette phrase : D'autre part, la Cour de cas-
sation se base sur ce que J'AI REFUSÉ DE
RÉPONDRE.
Dans la brochure, on lit : ...La Cour de
cassation se base sur ce que JE iY'A/ FA IT'
AUCUNE RÉPONSE...
La seconde version est moins près de la
vérité que la première. M. le général Mer-
cier a le sens des nuances.
Page 97. — M. le général Mercier n'aime
pas tous les jours les parenthèses. Con-
frontez la sténographie et la brochure :
« ...Nous sommes restés pendant quatre heures
et demie à attendre si la paix ou la guerre allait
sortir de cet échange de communications (entre
M. de Miinster et l'empereur d'Allemagne).
{M. Casimir-Perier fait un GESTE DE
DÉNÉGATION. Sensation.)
Dans la brochure, toute la parenthèse
--0
^ a
.:; o
£o.|
-1.22 0
tu
Se
'5
QUELQUES DESSOUS DU PROCES DE RENNES 111
est supprimée, supprimé le GESTE DE
DÉNÉGATION...
Et M. le général Mercier continue : Vous
voyez, messieurs^ que nous avons été à deux
doigts de la guerre,
{M. Casùnir-Perler fait un geste pour de-
mander la parole.)
Dans la brochure, la parenthèse encore
s'évanouit, et pour cause.
Page 103. — Sur des aveux qui auraient
été faits en présence de Du Paty, le général
Mercier n'est pas solidement fixé. Il prête à
Dreyfus ces paroles : « Ces deux attachés
militaires, je voudrais leur planter un poignara
DANS LA TÊTE. »
A la réflexion, qu'il ne s'agissait pas de
Rochefort aux araignées empoisonnées ou
de Drumont aux chemises soufrées, mais
du capitaine Dreyfus, le général Mercier
change la place du poignard et imprime dans
la brochure : « ...Je voudrais leur plonger
un poignard DANS LA GORGE l » Ce qui
est bien banal, pour un nationaliste — mais
plus vraisemblable.
112 QUELQUES DESSOUS
>!î >!<
Page 103. — Toujours sur les aveux :
(( Tai envoyé M. Lebrun- Renault au président
de la République et au président du Conseil
pour leur répéter la scène des aveux. Or, cette
scène extraordinaire ne leur a p^as été répétée.
Pourquoi! Parce que 31. le président de ta
République et M. le président du Conseil, encore
sous r émotion très vive de la scène que je vous
ai racontée et des menaces de guerre imminente
avec l'Allemagne y étaient hypnotisés... »
[M. Casimir-Perier proteste...)
Cette parenthèse, naturellement, est
allée rejoindre ses aînées.
Dans la brochure, vous en chercherez
vainement la trace.
Page 104. — Et les parenthèses de Jaurès
étaient traitées comme celles du président
de la République. Ecoutez le général Mer-
cier : (( Le gouvernement était attaqué en par-
ticulier par M. Jaurès. »
DU PROCES DE RENNES 113
(il/. Jaurès se lève POUR PROTESTER
et /ait de VIVES DÉNÉGATIONS.)
Ces vives dénégalioas n'ont pas snrvécu
à l'andience, enterrées par le général Mer-
cier qni n'en souffle mot dans la brochure.
Page 115. — Dans une lettre au général
Mercier du général Yanson, lue à l'au-
dience, il y a : « Le capitaine Dreyfus,
ENTRE AUTRES, critiquait... »
Dans la brochure, c'est : (( Le capitaine
Dreyfus critiquait... »
Le général Mercier a déchargé la sténo-
graphie des mots « ENTRE AUTRES »,
pour charger le capitaine Dreyfus !
Page IIG. — Toujours ce souci de l'exac-
titude, de l'heure militaire. Devant les
membres du Conseil de guerre, le général
Mercier rapporte : (( Le témoignage du com-
mandant Cuignet, qui têmoigneia devant vous
que le capitaine Dreyfus est venu lui demander
de lui faire une conférence QUL A DURÉ
114 QUELQUES DESSOUS
JUSQU'A TROIS HEURES ET DE-
MIE.., »
Dans la brochure, on trouve : a ... Unecon-
férence QUI A DURÉ TROIS HEURES
A TROIS HEURES ET DEMIE l »
Page 116. — Suivant qu'il a besoin ou
peut se passer des gens, le général Mercier
allonge ou abrège les épithètes. A l'au-
dience, où il fallait amadouer le com-
mandant Ducros, témoin adverse, le gé-
néral Mercier avait proféré ces louanges à
son adresse : « ,.. J'avais laissé de côté le
canon du commandant Ducros, quoiqu'il réalisât
un progrès TRÈS SÉRIEUX,.. »
Dans la brochure, où il n'était pas à sup-
poser que le commandant Ducros irait
chercher des éloges — et puis le témoin
aurait déposé quand elle paraîtrait — les
épithètes aimables ont disparu, le TRÈS
SÉRIEUX qui s'était échappé des lèvres du
DU PROCÈS DE REiNNES 115
général Mercier n'est pas tombé de sa
plume.
*
* *
Page 121. — Encore un petit tour de
passe-passe — du doute à la certitude —
de la sténographie sincère au compte rendu
revisé. Quand le général Mercier parle,
c'est : (( Mais, à mon avis^ ce n'est pas la note
QUI A DU ÊTRE ENVOYÉE, »
Dans la brochure, quand le général Mer-
cier écrit, c'est : « Mais^ à mon avis, ce n'est
pas la note QUI A ÉTÉ ENVOYÉE. »
^ ^
Page 143. — Le mensonge, la perfidie, le
faux se jouent entre les deux textes, entre
l'oral et l'écrit du général Mercier.
Il devait terminer par la lâcheté. Sur la
fin de son témoignage-réquisitoire, le gé-
néral Mercier proclamait : « Si le moindre
doute avait effleuré mon esprit, messieurs, je
116 OL'ELQUES DESSOUS
serais le premier à vous le déclarer et à dire
devant vous au capitaine Dreyfus : Je me suis
trompé de bonne foi. . . »
LE CAPITAINE DREYFUS (SE LE-
VANT, AVEC FORCE). — C'est ce que
vous devriez dire. (APPLAUDISSE-
MENTS.)
Dans la brochure, le général Mercier n'a
pas osé rapporter le geste de la victime se
dressant contre le bourreau, aux applaudis-
sements de la salle.
Le général Mercier a biffé les paren-
thèses.
* *
Le général Mercier nous avait de long-
temps habitués aux pires audaces de sa
part. On verra qu'il s'est surpassé encore,
à Rennes. Cependant, il faut limiter nos
citations.
Ce par quoi le général Mercier mérite
les suffrages sans réserve des bandits de
Vaffaire^ ce par quoi le général Mercier est
DU PROCES DE RENNES 117
le plus digne de commander aux faussaires
de l'Etat-Major, c'est par son entrain à
altérerles textes. Il semble que cela soitinné
chez lui, tant il procède avec persistance
et régularité. Il ne peut pas apercevoir une
ligne qui le gène, sans la tordre tout de
suite à sa convenance. Les remarques pré-
cédentes ont pu montrer combien peu il
s'embarrassait des obstacles. Celles qui
suivent fourniront, je pense, un exemple
plus accentué encore de sa méthode.
Le général Mercier a trouvé moyen de
falsifier encore (( le faux Schneider ».
A l'audience du 12 août, le général Mer-
cier, pour confirmer une déclaration du
colonel Sandherr, demandait à M. le prési-
dent du Conseil de guerre de vouloir bien
faire lire la pièce que voici (1).
(1) Le général Mercier s'est plaint que la sténographie
eût mal rapporté ses paroles. Il aurait dit : « Je deman-
» clerai au président du Conseil de vouloir bien faire lire
7.
118 QUELQUES DESSOUS
Le greffier Coupois donne lecture de la
pièce suivante (1) :
« Paris, 30 novembre 1897.
» On avait déjà émis bien des fois pa-
reille supposition que le traître EST
AUTRE que Dreyfus et je ne serais pas
revenu là-dessus si depuis un an je n'avais
appris par des tierces personnes que des
attachés militaires allemand et italien au-
raient soutenu la même thèse dans les sa-
lons à droite et à gauche. Je m'en tiens
toujours et encore aux informations pu-
bliées dans le Temps au sujet de l'affaire
Dreyfus. Je continue aies considérer comme
justes et estime que Dreyfus a été en rela-
tions avec des bureaux confidentiels alle-
mands de Strasbourg et de Bruxelles, que
» Vextrait que voici cVun rapport adressé à son gouver-
» nement par le colonel Schneider, attaché militaire à
» Paris.)) Les sténographes ont maintenu leur version.
Le général Mercier, dans son compte rendu en bro-
chure, a rapporté la sienne.
(1) Rapport Schneider, dans la brochure Mercier.
DU PIIOGÈS DE RENNES 119
le grand Etat-Major allemand cache avec
un soin jaloux même à ses nationaux. »
Le président. — Quelle est la date de
cette pièce?
Le général Mercier. — 30 novem-
bre 1897 (1).
(I) La question et la réponse sont supprimées dans la
brochure Mercier.
C'est que le Figaro, qui publiait chaque jour un
compte rendu sténographique des débats, avait reçu
le 17 août la dépêche suivante :
Figaro, Paris.
Ems, 17 août, 10 h. 20.
Lettre du 30 novembre 1897, attribuée à moi et repro-
duite dans le Figaro, le mercredi 16 août, est un faux.
Colonel SCHNEIDER.
Cette dépêche, publiée dans son numéro du 18 août,
était suivie des lignes que voici :
« Nous transmettons cette dépêche au colonel
Jouaust, président du Conseil de guerre de Rennes,
qui n'hésitera certainement pas à mettre le général
Mercier et le général Roget en demeure de s'expliquer
Sur la production de ce faux.
(( F. »
Quelques jours après, le Figaro insérait la lettre
ci-dessous :
« Le colonel Schneider, attaché militaire à l'ambas-
120 QUELQUES DESSOUS
Voici maintenant la lettre telle qu'elle
est publiée dans la brochure Mercier :
« Paris, 30 novembre 1897.
» On avait déjà émis bien des fois pa-
sade d'Autriche-Hongrie, est arrivé hier à Paris et nous
a adressé la lettre suivante :
AMBASSADE 22 août 1899.
d'autrighe-hoxgrie
Attaché militaire.
« Monsieur le rédacteur en cJief du Figaro,
. « Le 17 de ce mois, j'adressais au Figaro le télé-
gramme suivant :
« Lettre du 30 novembre 1897, attribuée à moi et
» reproduite dans le Figaro le mercredi 16 août, est un
» faux. ))
(c Puisque vous avez bien voulu le publier, je vous
prie aujourd'hui d y ajouter ceci :
;> Le 30 novembre 1897, mon opinion était absolument
contraire à celle qui se trouve exprimée dans la pièce
en question.
» L'apposition de la date susdite et de ma signature
au texte que Ton m'attribue constitue un faux.
)> Ce faux subsisterait même dans le cas où, ce dont
je ne puis juger sans l'avoir sous les yeux, le texte
lui-même émanerait de moi à une autre date.
» Agréez, monsieur le rédacteur en chef, etc.
» Signé : Colonel Schneider. »
DU PROCES DE RENNES 121
reille supposition que le traître N'EST
AUTRE que Dreyfus et je ne serais pas
revenu là-dessus si depuis un an je n'avais
appris par des tierces personnes que des
attachés militaires allemand et italien au-
raient soutenu la même thèse dans les sa-
lons à droite et à gauche. Je m'en tiens
toujours et encore aux informations pu-
bliées dans le Temps au sujet de l'affaire
Dreyfus. Je continue à les considérer comme
justes et estime que Dreyfus a été en rela-
tions avec des bureaux confidentiels alle-
mands de Strasbourg et de Bruxelles que le
grand Etat-Major allemand cache avec un
soin jaloux même à ses nationaux. »
Je suppose qu'il n'est pas besoin de com-
mentaire, et que la différence effroyable des
deux textes saute à l'esprit comme aux
yeux. Est-ce là falsifier un texte, ou non?
Et pourquoi? Pour tenter de rejeter à l'Ile
du Diable un innocent. On envoie au bagne
l'employé besogneux qui a mis un chiffre à
la place d'un autre, dans sa comptabilité,
pour voler quelques francs. L'ancien mi-
122 QUELQUES DESSOUS
nistre, le général, le témoin qni a juré de
dire la vérité, peut mentir, tromper, altérer
les pièces... Il ne s'agit que de l'honneur,
de la liberté et de la vie d'un homme... Le
général Mercier est libre.
* '1-
Avec la même impudence, le général
Mercier tronque la lettre Damjnon^ pour
les besoins de son argumentation.
Voici le texte qu'il remet au greffier
Coupois, qui lit, et la pièce est versée au
dossier — authentiquée ainsi :
Le greffier Coupois donne lecture de la
lettre Davignon ainsi conçue :
Lettre Davignon, Janvier 1894. a Je viens
encore d'écrire au colonel Davignon ; si
vous avez occasion de parler de la question
avec votre ami, faites-le particulièrement,
EN façon que Davignon ne VIENT pas à
le savoir. »
(Dans la^brochure, il y a : DE façon que
DU PROCÈS DE RENNES 123
Davignon ne VIENNE pas à le savoir. Mais
ceci est une vétille.)
Cette lettre est incomplète. Il y manque
la phrase ci-dessous :
(( DU RESTE, IL N'Y RÉPONDRAIT
PAS ; CAR IL FAUT JAMAIS FAIRE
VOIR QU'UN AGENT S'OCCUPE DE
L'AUTRE »
qui détruit tout le raisonnement, d'ailleurs,
fort hasardeux, qu'avait essayé le général
Mercier, d'après la lettre tronquée — c'est-,
à-dire falsifiée.
Il n'est pas jusqu'au texte du bordereau
qui n'ait été remanié par le général Mer-
cier. Ce qui éclaire certaines discussions
demeurées troubles.
Ainsi, le lieutenant-colonel Rrongniart
interrogeait le commandant Hartmann :
• ••••.. ...••••
Le lieutenant-colonel Rrongniart. —
Il a été fait en 1894, c'est bien reconnu,
124 QUELQUES DESSOUS
des copies et des extraits du Manuel de tir;
mais ce qui est offert par le bordereau,
c'est le document lui-même, le document
authentique et complet. Puisqu'il est ques-
tion de le PRENDRE, c'est qu'on ne l'a
pas sous la main. Une copie, on l'aurait
sous la main. Il n'est pas question de se
le faire envoyer, mais de le prendre.
Comment expliquez-vous que le comman-
dant Esterhazy aurait été à même de prendre
ainsi à volonté un document authentique
et complet?
Le commandant Hartmann. — Voulez-
vous bien me rappeler le texte du borde-
reau ? Je ne l'ai pas suffisamment présent
à la mémoire.
L huissier remet au commandant Hartmann
le texte du bordereau.
Il y a ceci : « Ce dernier document est
extrêmement difficile à se procurer et je ne
puis ravoir à ma disposition que très peu de
jours... Si donc vous voulez y prendre ce qui
vous intéresse et LE tenir à ma disposition
après, je le prendrai. »
DU PROCES DE RENNES d2S
Je crois que prendre s'applique aux ren-
seignements que le correspondant pourrait
prendre dans le Manuel.
Le LIEUTENANT-COLONEL BrONGNL\RT.
Non. Ma question est relative aux mots y^
le prendrai.
Le commandant Hartmann. — J'ai com-
pris que l'auteur du bordereau disait à son
correspondant qu'il lui envoyait effective-
ment le Manuel et qu'il le reprendrait chez
lui, après que celui-ci y aurait pris ce qui
l'intéresserait.
Le lieutenant-colonel Brongniart. —
Non. Il n'y a pas : « Je le reprendrai ! »
Il y a : « Je le prendrai. » C'est-à-dire :
(( Je le ])rendrai pour vous l'envoyer. »
Le commandant Hartmann. — Je n'ai
jamais compris de cette façon.
Le lieutenant-colonel Brongniart. —
L'auteur du bordereau ne l'envoie pas et
il dit : (( Si vous voulez bien, je vous en
enverrai une copie, ou bien je le prendrai
pour vous l'envoyer. »
Le commandant Hartmann. — Je me
126 QUELQUES DESSOUS
permettrai de n'être pas de cet avis. Je
comprends : « Si vous voulez le tenir à ma
disposition après, je le prendrai chez
vous. ))
De même le capitaine Beauvais :
Le capitaine Beauvais, au témoin. —
Vous venez de dire que vous pensiez que
le Manuel avait été envoyé par l'auteur du
bordereau à son destinataire, puisque vous
avez compris : « Je le reprendrai. »
Le commandant Hartmann. — Oui, mais
sur cette question on ne peut faire que des
hypothèses, et j'ai considéré toujours ce
point comme assez peu important. C'est
pourquoi je n'en ai pas parlé dans ma dé-
position. Il faut remarquer que, dans le
bordereau, le « à moins que » de la der-
nière phrase comporte une alternative qui
peut porter soit sur l'envoi du Manuel, soit
sur le fait d'y prendre des renseignements.
Il y a deux interprétations possibles.
Ou bien : « Je vous envoie le projet de
Manuel ; vous y prendrez des renseigne-
DU PROCES DE RENNES 127
ments, à moins que vous ne vouliez que
je le fasse copier », ou bien : « Je vous
envoie le projet de Manuel, à moins que
vous ne préfériez que je le garde pour vous
le faire copier. »
La divergence d'opinions provient de ce
que le commandant Hartmann s'appuyait
sur le texte du bordereau — tandis que les
juges se fiaient au texte du bordereau —
approprié par Mercier :
(( — Je remarquerai en outre que la der-
nière phrase :
« Si vous vouiez y prendre ce qui vous inté-
resse et VOUS tenir à ma disposition après, je
le prendrai^ à moins que vous ne vouliez que je
le fasse copier,.. »
Evidemment, suivant qu'on lit « VOUS
tenir à ma disposition » ou « LE tenir » — LE
bordereau — les hypothèses sur je le pren-
drai peuvent plus facilement varier.
Naturellement, c'est la version créée par
le texte — FAUX — du général Mercier,
que le lieutenant-colonel Brongniart, le
-=- 5 —
les publications qui en ont été faites à la
suite des procès précédents; mais je vous
prierai, dans le cas où mes explications vous
paraîtraient trop brèves et insu ITi santé s sur
certains points, de vouloir bien me demander
de les conjpléter.
Dès que i'ai pris possession du minislère ^
de la guerre (c'était au ronimencomcmt 484
ao- 4 893) le colonel Sandherr, chef de la section
de stalistique, me prévint que la situation
devenait de plus en plus grave au point de
vue de l'espionnage, qu'il y avait un vaste
système d'espionnage organisé autour de
nous, qu'autrefois le chef de cet espionnage
allemand ét".it un civil, mais (pie, depuis
quelque temps, l'employé civil avait disparu
et que le chef de l'espionnage allemand était
désormais l'altaclié militaire à Paris, M. le
colonel de Schwarizkoppen.
Il me prévint, en outre, que l'attaché mili
taire allemand était puissamment secondé
par l'attaché militaire italien, le commandant
Panizzardi. 11 me dit qu'il existait à Paris un
bureau d'espionnage très bien organisé, sous
la direction du colonel de Schwartzi<^oppen ;
qu'il en existait un autre h. Bruxelles, sous la
direction du colonel do M... attaché militaire
ùiîruxelles; et enfin qu'il yen avait un à Stras
bourg et que ces trois bureaux d'espionnage
avaient des relations fréquentes entre eux.
Pour contirmercetledéclaration du colonel
s, Sandherr, je demanderai au président du
Conseil de vouloir bien faire lire l'extrait que
voici d'un rapport adressé à son Gouverne-
^J. /<^>^t^
Fac-similés de la brochure remise par le génér
du Consi
_ 100 —
au i" avril au nouveau plan de manière à ne
pas être obligé de le refaire.
Cette étude fut faite dans les bureaux de
l'étal-major général.
Il sembla que ce travail pût être réalisé;
et malgré les observations très sérieuses
faites par le 3' bureau, le principe fût adopté
à la dale du 22 mai.
A cette date, le 3° bureau envoya au 4" un
tableau contenant la nomenclature complète
des troupes de couverture avec l'indication
de leurs zones de concentration et de leurs
points de débarquement. '
Communication de ce travail fut donnée
au G" corps le 25 mai. Le 21 juin, le minis-
tre envoya aux différents corps d'armée l'état
des troupes de couverture qu'ils avaient à
fournir, mais en leur indiquant simplement
la date et l'heure sans leur indiquer ni la
destination ni l'affectation.
J'appelle toute votre attention sur ce que
ces deux communications du 25 mai au
6' corps, et du 21 juin aux différents corps,
relatives aux troupes de couverture, ne por-
taient aucune mention que des modifications
devaient être faites plus lard au dispo-
sitif des troupes de couverture, parce qu'à
ce moment on croyait fermement, à l'état-
major général, que ces modifications ne se-
raient pas nécessaires.
Le secret n'existait donc pas encore.
Mais en juillet et en août, on s'aperçut, à
mesure qu'on creusait l'idée, qu'on ne pour-
rait pas arriver à faire un dispositif, et lo
'.vexer ^ avec corections de sa main, aux membres
guerre.
130 QUELQUES DESSOUS
capitaine Beauvais, le Conseil de guerre
adoptaient...
Eh bien ! ce n'est pas la déposition sté-
nographiée, ce n'est pas même la brochure
tripatouillée, qui a été déposée chez les
juges.
Il parait que i.e n'était pas encore ça. Ce
n'est pas la déposition initiale, ce n'est pas
la brochure revue, c'est un exemplaire re-
corrigê^ et augmenté^ de la main même du
général Mercier, qui a poursuivi, jusque
chez eux, les membres du Conseil de
guerre (l).
*
^ *
Ce fut donc une déposition inconnue de
l'accusé et de ses avocats, qui devint le vade
(1) Ces surcharges, plus tard, furent collées en
feuillet d'Errata, à la fin de la brochure distribuée
gratuitement à Paris en octobre et novembre.
DU PROCÈS DE RENNES 131
mecum des juges durant le procès. Ils
avaient cette petite brochure ckins leur
poche.
Évidemment ces retouches successives,
ces ajoutés à la sténographie d'abord, à la
brochure ensuite, avaient leur importance.
Sans quoi, pourquoi?
*
* *
(Vers la fin du procès, Cavaignac et le
général Roget crurent devoir imiter l'élé-
gante correction du général Mercier.
Ils couchèrent, sous une seule couverture,
leurs réquisitoires jumeaux, propagés aussi
gratuitement que celui du général Mercier.)
D'où vient l'argent ?
132 QUELQUES DESSOUS
Et c'est évidemment sans entente préala-
l)le, c'est par le hasard que ces trois témoins^
non contents d'avoir accablé le juif à l'au-
dience, se sont retrouvés dans les imprime-
ries pour dépêcher dans le public et dans
le privé — ces brochures d'une inspiration
tout évangélique — sans les réponses qui
y avaient été, ou qui pouvaient y être faites.
Plus haut, nous avons signalé que les
exemplaires destinés aux juges titulaires
étaient sous couverture jaune, sous couver-
ture bleue les exemplaires réservés aux
suppléants. Le volume que nous connais-
sons est à couverture jaune. Peut-être
qu'il va se rencontrer à Rennes, comme il
s'en est levé un à Paris, un Freystœtter...
Qu'il en soit ainsi pour l'honneur de l'hu-
manité.
DU PROCÈS DE RENNES 133
Le général Mercier dévoilait assez en
quelle piètre estime il tenait l'intellect des
juges, pour oser des moyens aussi gros-
siers : les mensonges impudents, les faux
les plus hardis qu'il fixait sous leurs yeux,
par sa brochure. Il fallait qu'il fût bien
certain de leur faiblesse, de leur incurable
ignorance ; il fallait qu'il fût bien assuré
de les hypnotiser de son grade, de son uni-
forme, de ses artifices !
La collusion en permanence.
Après ces criminelles familiarités avec
les textes, le général Mercier ne devait pas
s'embarrasser de quelques collusions de
plus ou de moins avec les personnes.
La collusion, elle fut constante entre le
134 QUELQUES DESSOUS
général Mercier et le Conseil de guerre,
entre Mercier et les témoins...
(Mais la collusion existait presque autant
de la part des témoins complices ; nous le
verrons en d'autres paragraphes.)
Quelquefois le général Mercier aurait pu
hésiter à intervenir — après les huis-clos
où il n'avait pas assisté.
Mais il était rapidement et exactement
renseigné sur ce qui s'y était passé, par des
membres du Conseil de guerre : pour s'en
assurer, il n'y a qu'à vérifier avec quelle
aisance, en audience publique, il aborde
certains points du huis-clos...
Manifestement, un juge suppléant, le lieu-
tenant-colonel Lucas, cousin-germain du
général Lucas, commandant du corps d'ar-
mée de Rennes, lui a prêté ses lumières.
Leur méthode.
Du reste, le général -Mercier a défini sa
méthode d'un trait :
DU PROCÈS DE RENNES 135
Un jour, pendant une suspension d'au-
dience, il siffle Carrière comme un chien :
— Carrière !
— Mon général...
— Pourquoi avez-vous laissé la défense
agir ainsi ?
— Mais, je ne pouvais pas intervenir...
— Il faut toujours intervenir.
^
* ^
Ce fut toute sa méthode — et celle du
général Regot aussi.
11 n'est guère d'audiences où ils ne soient
apparus à la barre.
Le respect des textes.
Sans reproduire les critiques décisives
qui anéantissent la déposition du général
Mercier, une ou deux remarques encore.
Par exemple. Le général Mercier parle de
136 QUELQUES DESSOUS
la dépêche du 4 juillet 1894 aux comman-
dants de corps d'armée.
Dans la dépêche, il y a : ... « F artillerie
des formations de campagne. . . » l'expression
de formation de campagne s'appliquant aux
divisions, aux corps d'armée.
Le général Mercier traduit, intervertis-
sant, par : « ... Formations de campagne de
V artillerie.,. » pour rattacher cela au para-
graphe 3 du bordereau annonçant « une
note sur une modification aux formations de
r artillerie. »
Puis, citant toujours la dépêche du 4 juil-
let, le général Mercier dit : «... Augmen-
tation des batteries de 120 dans les groupes de
campaf/ne » et il en conclut qu'il y est bien
question des formations de l'artillerie.
Or, ce qu'il y a dans la dépêche, c'est:
« ... Augmentation d^ une batterie pour chacun
des groupes de 120 court affecté aux for-
mations de campagne du nord-est... » Et les
formations de campagne dont il s'agit sont
ici encore les divisions, les corps d'armée.
Rien, donc, de commun avec le bordereau.
DU PROCÈS DE RENNES 137
Le général Mercier a tôt fait d'arranger
les choses. iVvec le mensonge, le faux et la
mauvaise foi, — acceptés des juges, on se
tire vite des pas les plus difficiles.
Un coup d'œil encore, sur cette déposi-
tion (2), à propos des troupes de couverture.
Dans le fameux bordereau, il est dit :
(( Quelques modifications seront apportées par
le nouveau plan.., (aux troupes de couver-
ture.) ))
Une dépêche aux commandants de corps
d'armée dit : « Quelques modifications ont
été apportées aux centres de fabrication... »
(Il s'agit donc, non du dispositif des troupes
de couverture^ mais... des boulangeries l II)
Eh ! bien, le général Mercier pour rat-
tacher le bordereau à cette dépêche sup-
(1) Pages 93-94 de la brochure contenant sa déposi-
tion revisée.
(2) Page 101 de la brochure contenant sa déposition
revisée.
8.
1:î8 quelques dessous
prime tranquillement: centres de fabrication.
Et alors il conclut que le bordereau an-
nonçant que des modifications seront ap-
portées par le nouveau plan coïncide avec
la dépêche qui dit que des modifications ont
été apportées... Et comme cette dépêche
n'a été connue que de l'Etat-Major, et que
Dreyfus était à l'État-Major de l'armée...
Cela coïncide — avec cette différence
qu'il est question, dans le bordereau, du
dispositif, du placement des troupes — et,
dans la dépêche, de la manutention!
* *
Dnas le cas même où le général Mercier
n'eût pas donné ce croc-en-jambe extraor-
dinaire aux textes indiscutables, pour les
faire cadrer — comment tenir compte, dans
l'espèce, de la dépêche du 15 octobre?
Elle est frappée des pires suspicions.
Elle est partie du 3*^ bureau.
L'auteur en est Du Patv de Clam.
Et Du Paty de Clam, depuis le l*^' octo-
DU PROCÈS DE RENNES 130
bre, est transformé en officier de police
judiciaire, en possession du bordereau.
La dépêche est du 15 octobre, l'arresta-
tion de Dreyfus a été décidée l'avant-veille,
le 13.
Comment oser se servir de cette dépêche,
répétant les mots du bordereau, certifiant
le bordereau accusateur — alors qu'elle
émane de Du Paty de Clam — le «diaboli-
que » metteur en scène de la pièce, avec
Henry.
*
^ ^
Le capitaine de Somer,
Personne ne doute plus de l'audacieuse
sérénité avec laquelle le général Mercier
piétine les témoignages encombrants. Ce-
pendant, il ne faut pas se lasser d'en citer
des exemples.
Le général Mercier dépose (1).
(1) Page 79 de sa brochure.
140 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
« Le capitaine de Semer étant à l'Ecole
)) de Pyrotechnie constate qne, se trouvant
» dans l'omnibus de l'École avec Dreyfus,
» ce dernier se plaignit à lui d'avoir été
» mis à la porte du bureau du commandant
» Barbier, sous-directeur de l'Ecole, parce
» qu'il y était à une heure où il n'aurait pas
)) dû y être et paraissait y faire des choses
» iadiscrètes. Ce témoignage est mentionné
» dans une pièce qui fait partie du dossier
» secret et qui est relative à la livraison de
» la circulaire relative au chargement des
» obus à mélinite. »
Le général Mercier se garde bien d'ajou-
ter que le commandant Barbier a dit : « Le
fait relaté ci- dessus est complètement sorti de
ma mémoire... »
Il est vrai que les juges peuvent se re-
porter à V Enquête de la Cour de cassation,
à la plaidoirie de M^ Mornard, au dos-
sier secret où le général Gonse avait pieu-
sement recueilli ces attestations. Mais il est
infiniment probable qu'ils n'iront pas voir,
et le racontar du capitaine de Somer, dédai-
Jàeutenant-Colonel Bertiii-Mourot.
Le Colonel Jou;iu^t, président du Conseil, cl lo
Général Billot.
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES (43
gné de la Cour suprême, le général Mercier
le maintient hardiment, comme indubi-
table. Ce qu'il omet de dire, c'est que
le capitaine de Somer est l'o.mi intime
de la famille Billot-Wattines, lequel Wat-
tines, substitut, opérait au cabinet de son
beau-père, lors de la confection du dossier
secret...
Ce qu'il ne dit pas non plus, c'est que,
avant d'avoir été appelé au ministère,
pour verser ce fait au dossier secret, le ca-
pitaine de Somer l'avait raconté à Ver-
sailles. La version publique différait abso-
lument de la version secrète. Le comman-
dant Barbier « Q.\ir'àii (/ueiiié contre Dreyfus,
un jour... »
Et c'était si grave, ce qui l'avait fait
«g... », que « le fait est complètement sorti
de la mémoire » du commandant Barbier.
(( Cette déformation des souvenirs »,
comme M^ Mornard appelait si doucement
tant de suppléments, de modifications ou
de retraites de mémoire — que de fois en-
core nous la rencontrerons»
144 QUELQUES DESSOUS
Sur cette façon de « servir >) un témoi-
gnage, on pourrait poser au général Mer-
cier la question de ]\P Labori au général
Gonse : Croit-il que ce soit là de la loyauté
militaire? ou civile?
Puis, il y a quelque réserve à observer,
sur le crédit possible aux allégations du ca-
pitaine de Somer.
Dans un conseil de discipline, le capitaine
de Somer rapporte, en dehors de la présence
de l'accusé, qu'il a passé par une maison de
correction.
Le conseil écoute cette affirmation qui
influe fortement sur la décision. L'accusé
est condamné, à la majorité des voix.
Le lendemain, pris de scrupule, le pré-
sident va interroger l'individu, qui pro-
teste.
En effet, il n'a pas été dans une maison
de correction.
DU PROCÈS DE RENNES 145
C'est un enfant trouvé — élevé à l'hos-
pice de Bernay.
M. le conseiller Voisin sait quelque chose
de cette histoire...
Le condamné n'en est pas moins à Biribi !
Le général Mercier
sait se taire à F occasion,
La ruse du général Mercier tablait vo .
lontiers sur l'ignorance crasse des membres
du Conseil de guerre.
Le général Mercier, d'accord avec le gé-
néral Duchesne, a attribué la date du
29 août au rapport de la commission pour
l'expédition de Madagascar.
C'était bien ainsi, quand le boidereau
était du mois d'avril. Mais quand le borde-
reau fut reculé au mois d'août, cela
n'allait plus du tout, pour le paragraphe
de Madagascar. Le général Mercier ne
se déroutait pas pour si peu. Le rap
9
146 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
port a été terminé le 29 août, dira Mer-
cier (1), mais il a été commencé plus tôt.
Eh bien ! à ce moment-là, cette note était
entre les mains du commandant du Paty de
Clam, qui était au 3'' bureau, et à ce mo-
ment-là, au mois d'août 1894, Dreyfus
était au 3*^ bureau. Il a pu avoir, soit par
conversation avec Du Paty de Clam, soit par
indiscrétions de l'entourage du colonel Du
Paty de Clam — connaissance de tous ces
documents relatifs à Madagascar,
Voilà qui est ingénieux, comme tou-
jours. Mais comme toujours cela pèche par
quelque endroit. Un commandant Audry,
de la commission, a écrit que le rapport
était du 4 août ■ — il fallait que Dreyfus eût
pu savoir, n'est-ce pas?...
Il faudrait s'expliquer là-dessus. Un
témoin insiste sur la contradiction, signale
le fait... Mercier ne bronche pas. Et les
membres du Conseil de guerre passent
outre, sans interroger du Paty, sans pren-
(1) Page 89 de sa brochure.
Quittant le Lycée.
Le général Dcloye et le général Julliard.
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 149
dre la peine de demander aux Affaires
étrangères un renseignement bien simple!
*
^ *
Le générai Deloye.
Nous reverrons le général Mercier aux
prises avec le capitaine Freysteetter, plus
loin. Tout de suite, nous voudrions noter
l'action parallèle à la sienne du général
Roget, du général Deloye.
Le général Deloye, directeur de Fartille-
rie, avait eu le général Julliard, chef du
bureau du personnel comme collègue, puis
comme subordonné. C'est au général Jul-
liard qu'a succédé le colonel Meert. Le
général Deloye avait donc, à Rennes,
lui aussi, par son ancien subordonné,
de sûres intelligences dans la place. Il
élait bien incapable de n'en pas profiter,
de même qu'il ne s'était pas fait faute de
tenter d'influencer par le colonel Meert
i:jo quelques dessous
son contradicteur, le commandant Hart-
mann.
Le général Deloye abrite derrière une
apparente bonhomie le plus faux des
bonshommes ; c'est lui qui a dépouillé Tur-
pin au profit de Triponé. C'est le maître
Guérin de l'artillerie. Il y a une autre vic-
time du général Deloye, le commandant
Ply, un directeur de Pviteaux, qui s'est sui-
cidé. Le lendemain de sa mort, le général
de Saint-Germain disait à qui voulait l'en-
tendre, en faisant allusion au général De-
loye et au commandant Gandin :
— Faut-il qu'ILS L'aient embêté pour le
pousser là!
Le général Deloye a été dépêché, après
la déposition Hartmann, à la Cour de cas-
sation. On connaît la NOTE perfide de ce
général tartare, par les moustaches et les
services; c'est ce qu'il appelle ne pas
prendre parti. D'ailleurs, il ne l'a pas sou-
tenue, en somme, contre le commandant
Hartmann. l\ a répondu évasivement, parsa
fameuse théorie de l'espion, par sa thèse
DU PROCÈS DE RENNES loi
de ce qu'on peut apprendre dans les cafés,
dans les pensions — reprise par le com-
mandant Rivais, et appuyée par Jouaust :
la coïncidence est au moins curieuse. Ex-
pert technique, se prétendait-il, rien de
plus, l'impartialité même. Cependant, il
fonçait furieusement sur Hartmann, sur
Fonds-Lamothe, sur Bruyerre. Très ficelle^
il exige le huis-clos, quand les démonstra-
tions du témoin adverse deviennent trop
pressantes, dans la crainte que le témoin
«ne livre la totalité du tout))^ selon son ex-
pression tintamarresque.
Oh! le général Deloye, ce doux artilleur,
qui ne braque ses batteries que pour la
science, ne voudrait pas, oh! non, écoutez-
le, que la condamnation de Dreyfus coulât
de sa bonche, mais, affirme-t-il, c'est pour-
tant (( un gros seigneur » qui a renseigné
l'Allemagne... — (c Un gros seigneur » —
c'est-à-dire le capitaine Dreyfus.
M« Guérin et M^ Pathelin...
Et ce brave homme, dérangé de ses
chères études (qui pourraient bien coû-
152 QUELQUES DESSOUS
ter gros à la France) prend le temps,
avant d'y retourner, d'intervenir comme
on a vu plus haut, et d'intervenir encore
pour repêcher Valerio, noyé par le géné-
ral Sehert, MM. Poincaré et Painlevé.
Quel lyrisme dans le couplet du général
Deloye sur les officiers sortis des rangs! Il
nous avait habitués à le croire de sentiments
moins « peuple », quand, au Quatorze Juil-
let, il donnait ordre à la troisième direction
de ne pas se rendre au bal de l'Elysée.
Oh ! que le général Deloye était un té-
moin désintéressé, un artilleur, rien qu'un
candide artilleur !
C'est le général Deloye qui a remis le
dossier du lieutenant Bruyerre au général
Roget, venant commenter la démission de
cet officier, — et le général Deloye a grave-
ment enfreint ses devoirs par cette com-
munication...
Mais tout est permis contre Dreyfus...
DU PROCÈS DE RENNES 153
Les comédies du huis-cios .
On abusait du huis-clos au point que le
gouvernement dut protester. Quelle comé-
die que celle du dossier secret de l'artille-
rie ! Rien de confidentiel. On peut défier le
ministre de la guerre d'en produire l'énu-
mération.
Cependant, les précautions du gouverne-
ment, dans certains cas, étaient extraordi-
naires — s'il faut les lui imputer.
La défense avait fait demander au mi-
nistère des documents qui lui étaient né-
cessaires pour répondre au général Deloye.
D'abord, c'est le général Deloye qui fut
chargé de les apporter — des documents qui
devaient le confondre, lui l C'est lui qui les
présenta !
Ses contradicteurs les feuilletèrent, sans
trouver le dessin des obus allemands, jus-
tement, qu'ils cherchaient.
9.
154 OrELQUES DESSOUS
Ce n'est qu'au greiïe, après une recher-
che complète, minutieuse, que le docu-
ment, inaperçu au huis-clos, fut découvert.
On avait replié la feuille à l'envers, FICELEE
ET COUSUE, dissimulée dans le tas, aussi
sûrement que le serait un pétale de rose
desséché entre deux pages collées des dix-
huit volumes du dictionnaire Larousse !
Mais cela ne sert de rien d'avoir décou-
vert cette stupénante supercherie.
Le commandant Hartmann, à qui l'on
refuse de le laisser traiter certain point
en puhlic, est ohligé de réclamer, alors, le
huis-clos. Là, il veut s'approcher de la
tahle du Conseil pour faire sa démonstra-
tion sur les dessins, comme cela se prati-
quait toujours.
— C'est inutile, dit Jouaust.
Et, comme pour l'audience publique, il
fait placer le témoin à la barre, à une dis-
tance où il était impossible de rien mon-
trer, et de rien voir !
DU PROCÈS DE RENNES 153
Le général Deloije et le IManuel.
11 a bien fallu que le général Deloye,
comme le général Mercier, escomptât la
nonchalance d'esprit du Conseil de guerre,
à certains moments, pour jongler avec les
questions qui lui étaient posées, comme il
Ta fait.
Tout de même, ceci avait de l'impor-
tance, à propos du Manuel de th\ et valait
bien d'exciter la curiosité du Conseil :
A propos des fuites de Bourges, bien
après 1894, le colonel Picquart avait si-
gnalé (affaire Corninge) que le Manuel de
tir de 1895 avait été vu par un agent entre
les mains d'un agent diplomatique étran-
ger. L'agent l'avait marqué d'un signe, pour
que, si ce manuel retournait aux mains du
prêteur, on pût le reconnaître.
Le général Deloye. — Je sais qu'à ce
156 QUELQUES DESSOUS
moment-là, on (c nons a signalé qu'un Ma-
)) nuel de tir de 1895 avait découché [Rires.)
» et qu'il avait été au passage marqué par
)) l'agent du service des renseignements, de
» façon qu'on pût le retrouver.
» J'avais donc indiqué au Conseil, hier,
» qu'on avait rappelé toute la catégorie du do-
» cument dont il s'agit^ et qu'on n avait pas
» retrouvé le document marqué. (Mouvement.)
» Sous la réserve de la réalité de cette fuite
» qui ne m'est pas démontrée, je ne connais
)) pas d' autres faits de fuite constatés en ce qui
» concerne r artillerie. »
Le président. — ^ Après l'arrestation du
capitaine Dreyfus, il n'en a pas été cons-
taté davantage ?
Le général Deloye. — Non.
Le président. — Est-ce que les Manuels
de tir ont été complètement retirés ?
Le général Deloye. — Oh\ ils ne sont
pas tous rentrés.
Tout à l'heure, on avait rappelé toute la
catégorie du document, et on n'avait pas
retrouvé le document marqué...
DU PROCÈS DE RENNES 157
Maiiiienant, ils ne sont pas tous rentrés.,.
Passons !
* >iï
Les mystères de Bourges 1
Qu6 d'objections à adresser au général
Deloye, comme au général Mercier, sur
leur affirmation que, seuij Dreyfus a
pu, etc..
Pas de fuites, assurele général Deloye, à
Bourges !
Et il y a des espions, tout le monde le
sait.
Et il n'y a pas besoin d'être un « gros
seigneur » pour fournir les renseigne-
ments les plus compliqués.
D'une lettre d'un ancien sous-offîcier
d'artillerie de Bourges, j'extrais :
(( J'étais sous-offîcier à Bourges en 1890-
» 1893. J'ai connu, ainsi que beaucoup
)) d'autres, le principe du frein hydro-
)) pneumatique ; tout le monde en parlait.
158 QUELQUES DESSOUS
)) Je pourrais même dessiner le schéma
» de ce frein. Tous les ouvriers d'art, tour-
» neurs et ajusteurs de la Fonderie de ca-
» nous, étaient parfaitement fixés sur ce
» point, et non pas seulement quelques-uns
» comme l'affirme le général Mercier...
» Dès 1890, on parlait à Bourges, dans tous
» les cabarets, de la nouvelle pièce du capi-
» taine Baquet — ou, du moins, on lui en
» attribuait la paternité ; — on la décrivait
» dans tous les détails, le frein compris, et
» les ouvriers de la Fonderie ne tarissaient
» guère sur ce point pour se rendre impor-
» tants... Naturellement, les officiers, le
» général Deloye, le ministre ne savaient
» rien de tout cela, dans leur douce torpeur
)) habituelle, et ils croyaient leur ca-
» non secret en 1894... Mais, en 1891, les
)) Ecoles à feu, au 37^ et au 1'^'', ont eu lieu
» avec le 120 court, pour deux batteries, et
)) je crois même me rappeler que beaucoup
» d'officiers d'infanterie sont venus voir les
» résultats obtenus et le fonctionnement
)) du nouveau canon. Enfin, les officiers
DU PROCES DE RENNES la9
» étrangers les oat vus aux grandes ma-
» nœuvres de l'Est, de septembre 1891...
» Nos camarades, les sous-chefs de l'École
» de Pyrotechnie, recevaient même des no-
» tions à ce sujet, et la description du
» 120 court était consignée dans leur cours
» spécial (1891-1892), cours imprimé qu'ils
» emportaient dans leurs régiments... Il
» n'e^t donc pas impossible qu'un major
» d'infanterie ait pu réunir des renseigne-
» ments à ce sujet... »
A propos de foôiis Robin.
0 mystère de l'obus Robin!
Mais chez beaucoup, chez la plupart des
officiers qui ont assisté à des tirs à feu, il
y a des obus Robin — l'enveloppe ne se dé-
truit pas.
Les officiers les emportent — en souve-
nir, pour orner leurs logis; ils en font les
160 QUELQUES DESSOUS
motifs de décoration les plus variés, des
pendules ou des porte-bouquets.
A propos
du frein hydropneumatique ,
On pourrait remarquer, en dehors du
procès, qu'il n'aurait pas été nécessaire
d'avoir Je Manuel pour connaître le frein
hydropneumatique.
Il n'y avait qu'à se procurer la pièce en
double.
Soixante kilos à peu près à emporter et
rapporter, après l'avoir communiqué.
Cette soustraction de quelques heures,
du soir au matin, n'offre pas d'impossi-
bilité.
Promener soixante kilos, tout de même !
s'étonneront quelques personnes.
DU PROCÈS DE RENNES ICI
Pourtant, lisez l'alTaire de Nancy, du
mois d'octobre, quelques jours après le
procès de Rennes.
Tonnelier, un brigadier fourrier du
8^ d'artillerie — impliqué dans des affaires
de vol de bijoux et d'assassinat — avait
dérobé des revolvers d'ordonnance, diverses
pièces de matériel d'artillerie, enfin un
FREIN HYDROPNEUMATIQUE.
Voici l'explication du brigadier Tonne-
lier :
(( — Au retour du camp de Chàlons, où
» le 8® régiment d'artillerie avait procédé
» à des exercices à feu, sept de ces freins
)) avaient été envoyés à Bourges, à l'Ecole
)) de pyrotechnie, pour y être réparés. A leur
)) retour à Nancy, je fus chargé d'en aller
)) prendre livraison. C'est à ce moment que
)) je m'emparai de l'un d'entre eux, comp-
)) tant, — et c'est ce qui est arrivé — que l'on
» ne s'apercevrait pas de la soustraction. »
La version du coupable est-elle exacte ?
Cela regarde ses juges.
Toujours est-il que le frein hydropneu-
J62 QLELULES DESSOUS
maliqiie, soustrait par le brigadier Tonne-
lier, seul ou avec des complices, a été ra-
massé sur le chemin du Haut-du-Lièvre, à
quelque distance d'une villa appartenant à
son père.
Le brigadier Tonnelier est au pouvoir de
la justice militaire.
Ces sept freins ne voyageaient pas dans
une (( musette », mais le Conseil de guerre
ne nous apprendra pas par quelle négli-
gence des chefs un frein hydropneumatique
peut « découcher », comme s'exprimerait
le général Deloye.
Ce qui nous intéresse, c'est que la sous-
traction est possible et qu'elle s'est même
opérée.
C. q. f. d. (1).
(1) Le coupable avait avoué. La justice civile l'avait
livré à la justice militaire. On Texpodia dans un asile
pour le faire examiner, alors qu'il existe dans les
hôpitaux militaires des saLes de consignes où sont
gardés à vue les soldats malades en prévention du
Conseil de guerre. Tonnelier s'est enfui — et, après lui,
l'infirmier chargé de le surveiller.
Nous ne dirons pas, suivant la formule, que : la
justice informe. C'est tout le contraire.
DU PROCÈS DE RENNES 163
Le général Roget,
Quant au général Roget, à qui le sobri-
quet de la Honte allait comme un gant,
quelles responsabilités n'a-t-il pas assu-
mées !
C'est délibérément qu'il est entré dans
l'affaire, qu'il a pris à forfait le sauve-
tage de rÉtat-Major. Les lauriers basochiens
du général de Pellieux au procès Zola l'em-
pêchaient de dormir. Et moi aussi, je serai
avocat, a-t-il rêvé. De l'audace, de l'audace,
encore de l'audace, et le général de pronun-
ciamiento, élu par Déroulède, a galopé vers
les prétoires. Il a jugé que les devanciers
de la forfaiture, du mensonge, du faux té-
moignage, du vol de document ei du faux
n'avaient pas assez fait. Quand les lutteurs
de la première heure, les Mercier, les
Henry, les Esterhazy, les Du Paty tou-
chaient des épaulettes, il s'est avancé, Her-
164 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
Cille amateur : « A moi le caleçon ! » Et il
est entré dans les écuries d'Augias ; pour
les nettoyer? non : pour y ajouter.
Pendant que le général Mercier faisait
visite aux officiers, ou déposait sa carte,
le général Roget passait dans les casernes :
sans doute pour les comparer avec
Reuillv...
Le général Roget a été le semainier,
le régisseur du procès de Rennes.
Publiquement, il félicitait ou blâmait les
témoins.
Hélas ! il en est qui méritaient ses félici-
tations !
Au vu et au su de tous, il sortait de
l'audience pour renseigner les témoins
suivants sur les dépositions précédentes.
Avec quelle délicatesse, avec quel cou-
rage le général Roget insultait ses infé-
rieurs en grade : un Picquart, monsieur Pic-
quart, un Hartmann, un Fonds-Lamothe,
un Forzinetti, un Cordier, un Rruyerre. Et
son insolence était tolérée des juges, ses
inférieurs aussi.
Général Mercier, Général Gonse.
M. Cavaigaac et le général Roget.
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 167
Mais avouons qu'il avait de la résistance
pour continuer de porter beau sous les
démentis et les soufflets.
A un moment, il dit ironiquement à la
défense :
— Nous sommes tous de faux témoins !
La défense avait peut-être le droit de sus-
pecter les Mercier, les Du Paty, les Ester-
hazy, les Billot, les Cavaignac, les Savi-
gnaud, les Cernuçky, les Ghamoin, les
Henry, les Gonse, les Guignet, tous pris en
flagrant délit maintes fois — et le général
Roget!
Mais quel est le témoin adverse dont le
général Roget n'ait point incriminé la sincé-
rité ! Et cependant, quelle est l'autorité
morale du général Roget, après, par exem-
ple, l'incident Hadamard-Painlevé ?
. Le général Roget. — Je n'ai jamais
entendu dire que M. Painlevé ait eu une
conversation avec M. Hadamard, beau-père
de Dreyfus.
M. Painlevé, se tournant vers le général.
— Je n'ai jamais dit que le général Roget
168 QUELQUES DESSOUS
avait entendu dire que j'avais eu une con-
versation avec M. Hadamard, beau-père de
Dreyfus.
J'ai dit que M. le général Roget avait dit
que j'avais eu une conversation avec M. Ha-
damard, beau-père de Dreyfus. J'ai rap-
porté le texte de la déposition sténographié,
signé par lui, déposé sous la foi du ser-
ment. Voici ce qu'il a dit :
« Il a été établi au moment du procès, ou
» peu après, que M. Hadamard, beau-père
)) de Dreyfus, avait eu à payer des dettes
» pour son gendre, ce dont il était très peu
)) satisfait. Il aurait même tenu à ce propos
» à M. Painlevé un propos significatif. »
Cette déposition est signée de M. le géné-
ral Roget. {Mouvement.)
Le général Roget. — C'est un M. Hada-
mard, un autre, alors! (Violentes rumeurs.)
Ils sont élégants les moyens dont use le
général Roget vis-à-vis de ses contradic-
teurs !
DU PROCES DE RENNES 1G9
^
* *
Au colonel Picqiiart, il reproche d'avoir
gaspillé cent mille francs de fonds secrets.
(Le colonel Picquart a demandé une en-
quête, où l'on a conclu que sa gestion
avait été des plus nettes et ne permettait
aucune critique... Mais cette allégation,
après l'apostrophe du général Billot au co-
lonel Picquart sur les mêmes cent mille
francs, n'a-t-elle pas dû frapper les juges?)
Le colonel Cordier? Le général l'accuse
d'être l'auteur d'une lettre pour laquelle il
a justement introduit une plainte en faux
— et le faux a été reconnu.
*
^ *
Il accuse Forzinetti de mentir.
10
170 QUELQUES DESSOUS
;;< ^
Avec M. de Fonds-Lamotlie, il lire une
des lettres dont son plastron est rem-
bourré.
(M. de Fonds-Lamothe a cru, d'abord, à
la culpabilité de Dreyfus. Mais sa convic-
tion de l'innocence s'est faite, à la Cour de
cassation. Le général Roget ne le peut ad-
mettre.)
Le général Roget. — Je demande si
M. de Fonds-Lamothe n'a pas parlé avec
beaucoup de chaleur de sa conviction de la
culpabilité de Dreyfus. Lorsqu'on avait an-
noncé cette culpabilité, tout le monde s'était
écrié, et lui tout le premier : « Gela ne
m'étonne pas, ce ne pouvait être que lui. »
Il l'a raconté le 15 octobre devant les capi-
taines Jouffret et Allard. J'ai ici une lettre
qui l'atteste. Elle est signée du capitaine
Romanet...
M. DE Fonds-Lamotiie. — Comment vou-
lez-vous que j'aie émis une opinion sur la
DU PROCÈS DE RENNES 171
culpabilité de Dreyfus, /^ 15 octobre^ puis-
que c'est le 1'^'" novembre qu'on a appris
son arrestation? Le capitaine Romanet a
fait une erreur...
En effet le capitaine Romanet n'est pas
venu la soutenir.
Le général Roget dira que Dreyfus s'est
adressé au capitaine Lebreton pour avoir
des Manuels?
Or, ce n'est pas Dreyfus, c'est M. de
Fonds-Lamothe, qui l'établit à l'audience.
Le général Roget dira que : « Le com-
» mandant Hartmann a essayé d'insinuer
» qu'Esterhazy avait pu avoir vu tirer le
» canon 120 au camp de Châlons et que
» tout le monde s'approchait de cette pièce.
» Le capitaine Le Rond le démentira for-
» mellement sur ces deux points. »
172 QUELQUES DESSOUS
M. le capitaine Le Rond n'est pas venu
démentir du tout.
Le général Roget jouait de malheur avec
les capitaines !
*
* *
Si je rappelle tous ces passages des dé-
bats, ce n'est pas pour démontrer le néant
et l'impudence des dires du général Ro-
get : cela est acquis. — (Mais moins qu'on
ne croit, puisque Dreyfus a été recondamné
et le général Roget est l'organisateur de la
recondamnation). Si j'ai rappelé ces quel-
ques incidents, comme il faudrait rappeler
toutes les interventions à la barre du géné-
ral Roget, c'est pour que, le voyant bien en
scène, on imagine plus nettement ce qu'a
dû être son jeu dans la coulisse. Il y récon-
fortait les énergies mollissantes, il y pré-
parait toutes les marches et les contre-
marches du mensonge, il y réparait les
mailles rompues du filet où l'on enserrait
Dreyfus !
DU PROCÈS DE RENNES 173
Il y a vingt témoins « dans la voix des-
quels on retrouve la main du général Ro-
get »). Ce n'est qu'une hypothèse? Non. Et
quand même, nous pourrions bien nous
la permettre en face de celui qui en a cons-
truit des pyramides, pendant quarante-sept
heures, rien qu'à la Cour de cassation...
Vincident Briiyerre,
Roget-la-Honte méritait aussi le surnom
de Boîte-aux-Lettres.
On se souvient de la facilité avec la-
quelle il lui en sortait de tous les goussets.
D'autres se font garnir les épaules d'ouate
ou de caoutchouc ; le général Roget, c'est
de lettres qu'il se rembourre.
La légende, la poésie, le roman, nous
avaient souvent illustré l'officier, partant
pour la guerre, avec, contre le cœur, un
doux médaillon de mère ou de fiancée, le
portrait d'une sœur, d'une femme^ d'un fils
40.
174 QUELQUES DESSOUS
aimé, quelques lettres d'amour — qui sou-
vent le protégeait d'un mauvais coup,
d'une pointe qui glissait, d'une balle qui
s'aplatissait...
A Rennes, nos grands chefs n'avaient la
poitrine blindée que de petits papiers sour-
nois, de billets calomnieux, de mots mal-
propres.
Comme pour le colonel Cordier, comme
pour M. de Fonds-Lamothe, pour le lieu-
tenant Bruyerre, le général Roget dénonce
une lettre, la lettre de démission de cet
officier, conçue dans les termes les plus
dignes, belle page de solide caractère, de
beauté morale, telle qu'il fallait l'attendre
de Fauteur du Devoir et à' En Paix.
Cependant, le général Roget s'est exprimé
ainsi :
— Messieurs, cette lettre était d'une vio-
lence extraordinaire. Il donnait sa démis-
sion, disait-il, parce que c'était une honte
de servir dans l'armée française.
M. Bruyerre proteste.
Le général Roget. — Je dis le sens gé-
DU PROCES DE RENNES 175
néral do la leltre (Exclamations dans l'au-
ditoire). Je ne peux m'en rappeler les termes
précis ; je n'ai pas vu la lettre depuis quinze
mois.
Je crois que le général Deloye a vu la
lettre; peut-être pourrait-il faire appela
ses souvenirs !
Je crois... est délicieux.
Le général Roget en est bien certain ;
C'est le général Deloye qui la lai a communia
qyée...
Que tous ces témoins aient criminelle-
ment combiné leur action pour écraser un
accusé, personne n'en doute plus. Encore
est-il bon de le souligner.
L'incident Freystaetter,
Comme nous rencontrons le général De-
loye et le général Roget ligués, avec sa
lettre de démission, contre le lieutenant
Bruyerre, ailleurs, c'est le général Mercier
176 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
et le général Roget, avec les lettres contre
le commandant Freysteetter ; le général Ro-
get est de toutes les lettres, de toutes les
fêtes.
Il fallait détruire l'impression vive lais-
sée par la déposition du capitaine Freys-
tœtter.
A la fin des débats, alors que le té-
moin parti ne pouvait contredire, le géné-
ral Mercier associant à cette fière démarche
le compère Roget, invente par lettres que
le capitaine Freysteetter a subi, à Mada-
gascar, un trouble d'esprit momentané ;
une autre lettre accuserait le capitaine
Freystœtter de passion antisémite; il au-
rait fait fusiller trente-cinq nègres!... Et le
troisième document n'est pas lu ! Que peut-
il receler?
*
* *
Comment le général Mercier s'est-il pro-
curé ces papiers sur le capitaine Freysteet-
ter ?
M. Jmlet et le gmiéral de BoisiJellVe,
JI. Couard, Général Goase et M. du Breuil.
Général Mercier et le G' d'Aboville.
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 170
Certains viennent d'un employé du mi-
nistère de la guerre, Garcin, ancien offi-
cier.
Le sous-lieutenant Garcin, attaché à un
bataillon du 3® régiment de marche au Ton-
kin et en Annam, y subit les arrêts de ri-
gueur pour des faits que nous n'avons pas
à dévoiler ici. Qu'on sache cependant que
ses camarades le tenaient à l'écart.
Par pitié, le capitaine Freysteetter le fît
admettre à la marmite commune aux offi-
ciers de son régiment à lui, Freysteetter.
Rentré en France, Garcin passe devant
un conseil d'enquête à Rochefort, à la suite
de quoi, il donne sa démission, entre au
ministère des colonies en qualité de com-
mis rédacteur attaché au cabinet du sous-
secrétaire, puis est nommé administrateur-
adjoint à la Côte d'Ivoire en 1893. Après
de nouvelles difficultés, il revient, tombe
malade à Marseille, et, rétabli, démis-
sionne.
Dès 1897, il postule pour un emploi au
ministère de la guerre, est occcupé à la
180 QUELQUES DESSOUS
comptabilité, d'où il passe au bureau de la
géographie.
Jusqu'à son entrée au ministère, Garcin
ne jurait que par le capitaine Freystœtter,
son bienfaiteur, dont le portrait était à la
place d'honneur dans son logis de Bourg-la-
Reine. Maintenant...
Au ministère de la îîuerre, l'ex-sous-
lieutenant Garcin s'est montré dicrne tout
de suite de la confiance de l'Ëtat-major (1).
(1) Sur ces entrefaites, M. Hippolyte Laroche faisait
tenir à M. le colonelJouaust une lettre dont nous citons
quelques lignes :
« 7 septembre.
» A M. le colonel, président du Conseil de guerre de Rennes.
» Monsieur le président,
» En ma qualité d'ancien résident général de France
à Madagascar en 1896, je me crois obligé de rectifier
une erreur apportée à la barre du Conseil de guerre
et qui serait de nature. à nuire à la considération de
M. le capitaine d'infanterie de marine Freystœtter.
» Cet officier n'a jamais fait fusiller une colonne de
prisonniers.
» L'épisode dont on a voulu parler est celui-ci :
» En janvier 1890, une petite troupe de brigands.
DU PROCÈS DE RENNES 181
La plus hideuse campagne avait été me-
née, d'autre part, au Cercle militaire de
Rennes contre le capitaine Freystsetter, par
les fils Mercier :
— C'est un assassin, disait l'un d'eux !
Lequel ?
Tout cela n'a pas réussi autrement au
général Roget, dans les milieux où sévit
le spécial « honneur de l'armée ».
épouvantait le littoral de Madagascar, entre Vatou-
mandre et Tamatave, assassinant les Houves, incen-
diant les villages. La compagnie Freystsetter a surpris
ces forcenés, le 20 janvier, en flagrant délit, dans un
lieu où ils opéraient, les a attaqués et, « en action de
combat », tués à la baïonnette. Je répète qu'il s'agit de
gens tués dans le combat et nullement d'un convoi de
prisonniers qu'on aurait fusillés ou massacrés après
coup.
» Veuillez agréer, monsieur le président, les assu-
rances de ma haute considération.
)) HippoLYTE Laroche. »
11
182 QUELQUES DESSOUS
Il est tel cercle militaire, où l'équitation
est plus en honneur que partout ailleurs,
où l'on s'écarte de lui... parce qu'il n'a pas
suivi Déroulède.
Le général Chamoin^ pris
la main dans le dossier secret.
Tous les correspondants et toutes les cor-
respondances étaient agréables au général
Roget, au général Mercier. D'Esterhazy, de
Du Paty, au procès de Rennes, ils accep-
taient encore la connivence abominable,
l'aide exécrable.
Les noms du général Roget, du général
Mercier, de Du Paty, d'Esterhazy s'alignent
de front, pour l'affaire Chamoin.
Les faits sont patents. A l'audience pu-
blique du 24 août, le général Chamoin a dû
DU PROCÈS DE RENNES 183
confesser que, dans un huis-clos, il avait
fait état d'une pièce fausse, à lui remise par
le général Mercier, qui la tenait de Du
Paty, laquelle il allait introduire dans le
dossier secret, lorsque M^ Labori avait ar-
rêté son geste, l'avait empêché de mêler ce
faux^ bâtard, diWxfaux^ naturels, reconnus,
du père Gonse.
La situation était pénible pour le général
Chamoin, comme celle du cambrioleur pris
sur le tas !
Paterne, d'une confusion feinte, il s'en
ouvrit, le lendemain matin, à M^ Labori
lui-même, tâchant de pallier les choses...
Il recevait tant de /jlls, de commmiications...
Il s'y perdait... Il en possédait bien où
JVP Labori était vilainement attaqué... et
qu'il pouvait retenir ou communiquer...
-1= ■'fi
M® Labori ne voulut pas comprendre...
Mais les documents auxquels faisait allu-
sion le général Chamoin n'étaient-ils pas
184 QUELQUES DESSOUS
les mêmes que ceux qui circulaieut entre le
général Roget et le président Jouaust, —
d'Esterhazy, — et dont le général et le pré-
sident dirent qu'ils ne contenaient que des
récriminations contre les uns et les autres,
quand M*^ Labori demanda qu'ils fussent
versés aux débats?...
Quoi qu'il n'y eût pas prêté attention, le
général Roget, de son aveu, avant de les
remettre au président Jouaust, en avait
copié quelques-uns, l'entraînement...
Et le général Chamoin en promenait
dans sa serviette avec lesquels il tentait
d'amadouer M^ Labori.
Un échantillon de ces papiers a paru
dans la Libre Parole^ sous la signature
de M. Delahaye. Cependant, M^ Labori
recevait une balle dans le dos, Galliffet
couvrait le général Chamoin, qu'il eût dû
faire arrêter avec Mercier et du Paty — et,
quand, le 24 août, M'' Labori rétabli inter-
rogea le général Chamoin et le général Mer-
cier, tout était arrangé : maladresse du gé-
néral Chamoin qui, dans le feu de la dépo-
DU PROCÈS DE RENNES 185
sition, avait sorti de sa poche une pièce que
Mercier lui avait communiquée, mais sim-
plement pour voir..., laquelle pièce était
parvenue au général Mercier, de la part
de Du Paty, sur le marche-pied du com-
partiment, en partant pour Rennes, sans
qu'il sût de quoi il retournait...
Et la curiosité de M^ Labori, à ce propos,
semblait « oiseuse » au général Roget!
Le général Gonse et le dossier secret.
Ce dossier secret, si bien nourri par le
général Gonse, et que le général Chamoin
s'était proposé d'engraisser à son tour,
veut-on une nouvelle preuve de la manière
dont on le gavait :
En janvier 1895, immédiatement après
la dégradation, le capitaine M... reçoit une
lettre du capitaine Dreyfus, qui proteste,
comme toujours, de son innocence. Cette
lettre, le capitaine M... la montre plus tard
186
QUELQUES DESSOUS
à des camarades. Et voici que, dans le
Temps^ il lit qu'il a reçu de Dreyfus une
lettre d'aveux. Puis, il apprend que le géné-
ral Gonse a fait venir des officiers, qu'ill^s
M. du Breuil et le sénéral Gonse.
a interrogés là-dessus, qu'il leur a demandé
des petits papiers à ce sujet... Oh ! on a dû
leur demander ça bien gentiment, comme
on a faitpour MM. Painlevé-Hadamard, car,
en sortant de là, le capitaine G..., plaisan-
DU PROCÈS DE RENNES 187
tant, dit : « Mais ils sont aimables, dans cette
boîte-là ! Comme on est reçu! Un peu plus,
ils vous coucheraient; » etc..
Le capitaine M..., pour couper court
aux racontars, porte la vraie lettre à son
colonel, qui le conseille : « C'est bien, ne
vous en occupez plus. » On n'entend plus
parler de rien... Et il est probable que c'est
là une des mille pièces du dossier secret
— qui en renfermait trois ou quatre au
début.
*
,iî *
Le lieutenant' colonel Cordier.
Tous les moyens, les plus mesquins, les
plus répugnants auront été bons aux grands
chefs pour exciter les témoignages scrviles,
pour avilir et ruiner les convictions adver-
ses. A celles-ci il fallait opposer ceux-là —
et c'est ainsi qu'en face du lieutenant-colo-
nel Cordier apparaît le colonel Fleur, ca-
marade de promotion du général Gonse.
188 QUELQUES DESSOUS
Dès que le lieulenant-colonel Gordier a
parlé en faveur de Dreyfus, la calomnie a
commencé de ramper et de siffler contre lui.
L'officier qui, pendant huit ans et demi,
avait fait partie du service des renseigne-
ments aux côtés de Sandherr, n'a plus été
qu'un propre à rien, et, quand il lui a plu
de se faire mettre en disponibilité tempo-
raire, on l'a présenté comme le suppôt de
tous les vices.
S'il se tait, refusant de témoigner tant
qu'il ne sera pas délivré du secret pro-
fessionnel, c'est qu'il est ivre-mort, et que
la langue lui fait défaut.
S'il avait parlé, on aurait crié à la tra-
hison, et qu'il compromettait l'œuvre in-
comparable de Sandherr.
Le colonel Fleur : Baba P"^.
Le lieutenant-colonel Gordier avait cru
à la culpabilité de Dreyfus. Il l'avait affîr-
DU PROCÈS DE RENNES
189
mée à Fleur son colonel. Quand le lieute-
nant-colonel Cordier devient révisionniste,
le colonel se hérisse d'indignation. C'est
WBBBBBMR-^ffy *VWil|t'f||l!C.*'
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j\l. B.irrès. G' de Boisdeffre. G' Gonse. L'-C^ Jeaiiucl.
Cl Fleur. G* Cuignet. G' Lauth. L'-Gi Gendron.
Arche Gribelin. Gap« Junck.
que lui, Fleur, marchait avec les grands
chefs, pour « l'honneur de l'armée. » Il
ignorait Dreyfus; mais, retiré à Versailles,
désireux d'écrire dans les journaux, sous
la protection de M. Le Hérissé, convoitant
le poste de commandant militaire du Petit-
11.
190 QUELQUES DESSOUS
Trianon, l'occasion lui était exceptionnelle
de se mettre en relief.
Le 27 janvier, au procès Henry-Reinach,
le lieutenant-colonel Cordier, salué, sa-
luant, dans la salle des témoins, va vers le
colonel Fleur, qui se trouvait là, bénévole-
ment, pas cité :
— Je ne vous cause plus, dit Fleura son
inférieur, encore au service, qui ne pouvait
répondre.
Et le colonel Fleur reçoit les plus chau-
des approbations nationalistes.
A la Gourde cassation, il rappellera que
le lieutenant-colonel Cordier lui a déclaré
sa conviction de la culpabilité de Dreyfus.
Mais, c'est un peu court.
De la Cour de cassation au Conseil de
guerre de Rennes, le rôle du colonel Fleur
s'augmentera.
A Paris, le colonel Fleur n'attaquait que
le lieutenant-colonel Cordier.
A Rennes, il accablera Dreyfus.
D'où lui est venue cette lumière sou-
daine? D'en haut.
DU PROCÈS DE RENNES 191
Comparez les deux dépositions.
A Paris, pas un mot sur Dreyfus.
A Rennes, il se souvient qu'il a rencontré
en Alsace un industriel qui a vu Dreyfus
aux manœuvres allemandes.
Puis, l'anecdote du jeune homme qui,
devant un portrait de Dreyfus, dans les
journaux, en 1894, dit à sa sœur :
— Voilà le traître, je le reconnais.
Et il n'a paru de portrait authentique de
Dreyfus, dans les journaux, qu'en 1898.
Bref, à lui tout seul, le colonel Fleur
devient plusieurs témoins ensemble de
Quesnay de Beaurepaire.
Il convient d'avouer, toutefois, que le co-
lonel Fleur n'est pas venu à Rennes avec
enthousiasme.
Il s'est fait ajourner, il n'est débarqué
que quelques jours pour sa déposition. Oh!
non qu'il redoutât de déposer, puisqu'il
était capable d'emprunter les récits de
Karl, au besoin, il l'a bien prouvé.
Mais à Rennes, où il avait tenu garnison,
cela le défrisait un peu.
192 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
Il en était parti si drôlement, laissant
les pires souvenirs!
De cinq heures à six heures et demie,
il allait au Cercle, vieille habitude. Mis
à la retraite, un soir, il fait sa partie,
et le lendemain, sans plus, ses coparte-
naires recevaient sa carte avec P. P.C.
Le colonel Fleur avait disparu, inco-
gnito. Sans doute, il avait ses raisons.
Il s'en allait, le plus ancien colonel, pas
commandeur de la Légion d'honneur.
« A Saint-Cyr, les élèves du lieutenant
Fleur, professeur-adjoint de géographie,
l'avaient surnommé BABA, à cause de son
air... Baba P% son sobriquet dans toute
l'armée... Vers 1867, il réussit à faire en-
trer son frère à l'Ecole comme adjudant,
surveillant des élèves. Celui-ci devient
Baba IL »
Comoy l'avait proposé comme général de
brigade. Le général Grisot le soutenait. De
Jessé lui répond que cette candidature
ne se discute même pas:
— Vous connaissez l'homme?
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 195
Donc, le colonel Fleur avait liàte de quit-
ter Rennes. Il y reste pourtant. Un auxiliaire
si dévoué! Il connaît les dessous de Rennes.
Au lieu de lui faire grise mine, on l'ac-
cueille. Le voici de l'Etat-Major. Il semble
même détaché auprès de Cernuçky. Quelles
besognes lui sont dévolues? On le surprend
un jour, qui compulse les registres du
Grand-Hôtel... Pour relever les dépenses
du colonel Cordier, — ou régler l'addi-
tion de Cernuçky ?
Quel témoin irréprochable, n'est-ce pas,
que celui-ci, coureur de guilledou à qui
certaines dames venaient bruyamment
réclamer le prix convenu de leurs faveurs
au rapport.
^
* *
Le capitaine Besse.
— Nous sommes tous de faux témoins,
s'exclamait ironiquement le général Roget?
Eh ! des témoins dont la parole est bien
196 QUELQUES DESSOUS
sujette à caution, des témoins étrangement
recrutés que toute cette basse-cour qui
tournaillait autour de Mercier et de Roget,
les grands paons ocellés d'infamies et de
vilenies.
Les témoins de Dreyfus, les partisans de
la revision s'ignoraient les uns les autres,
avant l'aiTaire.
Les « intellectuels », qui se rencontrè-
rent sur le champ de bataille de la vérité,
venaient, dans leur levée en masse, de
tous les camps, les plus opposés, de la
science, des lettres, des arts, de la poli-
tique.
Où l'entente, où le mot d'ordre?
Il fallut imaginer le Syndicat^ création
ignoble des bandits de l' État-Major et de
leur presse, dont quelques-uns furent sin-
cères, sans doute, incapables de penser
qu'on pouvait se battre purement et simple-
ment pour le droit, la loi, l'humanité! Chez
les bourreaux de Dreyfus, quels groupes
sympathiques, quelles colonnes compactes,
aux origines les plus suspectes.
DU PROCÈS DE RENNES 197
Le code veut que le président demande
aux témoins s'ils ne sont pas au service de
l'accusé. Ah! ceux-ci pouvaient répondre
que non. C'est au service des accusateurs
qu'ils étaient.
Ils ne marchaient pas tous par ordre —
mais avec quel ordre, tout de même ! Mais
ils sont trop ! Je ne puis m'arrêter qu'à quel-
ques-uns.
Un trio notahle : le capitaine Besse, le
capitaine Lemonnier, le commandant Hirs-
chauer.
Le capitaine Besse — officier d'ordon-
nance du général Renouard, jusqu'en 1898,
scandaleusement maintenu pour le grade
de chef d'escadron.
L'État-Major le cite à Rennes, pour ré-
péter, comme à la Cour de cassation, qu'il
a communiqué à Dreyfus un document prêté
par le capitaine Bretaud. Le capitaine
Besse s'est étonné que Dreyfus ait fait son
198 QUELQUES DESSOUS
travail; « iion pas sur le tableau similaire^
mais sur un papier dont je n ai pas remarqué
la nature, »
A Rennes, le capitaine Besse dit : Drey-
fus s'est présenté « avec une feuille de pa-
pier blanc, » Ici le capitaine Besse se sou-
vient de la nature du papier.
A Rennes comme à Paris, le capitaine
Besse témoigne qu'il a laissé le capitaine
Dreyfus seul dans son bureau.
Or : i^ Le capitaine Bretaud, dès le
travail fini, a reçu le document.
2° Le commandant Mercier-Milon recon-
naît avoir donné le papier blanc à Dreyfus,
et reçu, le même jour, le travail — com-
mandé par lui à Dreyfus.
Ils ont témoigné à la Cour de cassation.
Mais, à Rennes, on n'a pas cité le capi-
taine Bretaud, on n'a pas cité le comman-
dant Mercier-Milon. On n'a cité que le capi-
taine Besse...
Et il restera que, tout en ne faisant sur du
papier blanc, prêté par le commandant
Mercier-Milon, qu'un travail commandé
DU PROCÈS DE RENNES 199
d'après un document du capitaine Bre-
taud, il restera que le capitaine Dreyfus a
travaillé d'une manière louche, seul, dans
le bureau du capitaine Besse : « // reste
donc seul dans mon bureau^ avec ce document,
après cinq heures. Je ne sais pas à quelle heure
il Fa remis. »
Le capitaine Besse, entendu à la Cour de
cassation, pouvait-il ignorer que le capi-
taine Bretaud et le commandant Mercier-
Milon avaient jeté bas sa déposition?...
L'accusation, non plus, ne l'ignorait pas.
Mais on ramassait, quand même, les soup-
çons du capitaine Besse.
Et l'ancien officier d'ordonnance du gé-
néral Benouard s'est prêté à cette loyale
manœuvre
La défense a voulu faire appeler le com-
mandant Mercier-Milon. Befus du colonel
Jouaust !
200 QUELQUES DESSOUS
Le capitaine Lemonnier.
Le capitaine Lemonnier, actuellement
officier d'ordonnance du général Re-
nouard...
En 1894, il était très malade, consé-
quemment très peu en état de connaître
l'affaire Dreyfus.
En 1898, au second procès Zola, à Ver-
sailles, quand quelque reYisionniste le
poussait, il disait n'avoir pas d'opinion, et
que, même, il avait été surpris des accusa-
tions contre Dreyfus, avec lequel il était
resté deux ans à l'école de Guerre et qu'il
estimait bon camarade... Personnellement,
il se rangeait derrière son ami le capitaine
lunck, en qui il avait toute confiance... Lui
ne savait rien...
Et, tout à coup, de Nantes, le 19 août 1899,
il écrit à Rennes au commandant Maistre
(capitaine au 2" bureau, quand le colonel
DU PROCÈS DE RENNES 201
Renouard en était le chef et le lieutenant-
colonel Davignon le sous-chef. Aussi igno-
rant qu'eux des armées étrangères, a inventé
« les manœuvres sur la carte » pour avoir l'air
de faire quelque chose : il en a été récom-
pensé...) ; les souvenirs pleuvent de sa mé-
moire si longtemps figée. Le 36^ témoin de
Quesnay de Beaurepaire l'a vivement trou-
blé. Lui, aussi, a entendu Dreyfus raconter
qu'il était allé aux manœuvres allemandes.
11 écrit donc au commandant Maistre :
» Dreyfus ajouta lui-même qu'il avait
s uivi à^cheval des manœuvres allemandes
exécutées dans le but d'étudier cette posi-
tion défensive. Il est possible, mon comman-
dant, que vous ayez pris part à cette con-
versation, qui avait lieu à quelques pas de
votre bureau; mais je me rappelle avec
une netteté absolue le propos tenu. Je
n'avais alors aucune méfiance à l'égard de
Dreyfus, quoique, en l'entendant, je ne
pusse m'empêcher de penser que ce CAMA-
RADE ÉTAIT BIEN HABILE POUR
AVOIR SUIVI, DE PRÈS ET A CHEVAL,
202 QUELQUES DESSOUS
DES MANOEUVRES ALLEMANDES EN
ALSACE-LORRAINE.
» Le 31 juillet dernier, la lecture de la
déposition du 36^ témoin de l'enquête de
M. Oi^osnay de Beaurepaire relatant les
circonstances dans lesquelles Dreyfus avait
assisté à des manœuvres allemandes m'a
vivement troublé. Instinctivement j'ai rap-
proché ce fait de la conversation de 1894,
et lorsqu'à la première audience de Rennes
Dreyfus a affirmé qu'il n'avait jamais as-
sisté à des manœuvres dans les environs de
Mulhouse, je vous avoue que j'ai été sur le
point d'écrire au colonel Jouaust pour lui
signaler cette flagrante contradiction. Ce
procédé de correspondance directe avec un
président de Conseil de guerre n'était sans
doute pas très régulier.
» D'autre part, je sentais que le témoi-
gnage complet d'un homme loyal comme
le général Mercier allait être d'un effet pré-
pondérant sur l'issue du[procès. Cette der-
nière raison surtout fit que je ne relevai pas
ce passage de la conversation de Dreyfus.
DU PROCÈS DE RENNES 203
» Mais hier, un compte rendu d'audience
rapportait encore que Dreyfus proteste de
sa loyauté de soldat. Or, quand on est un
soldat loyal, on ne ment pas, et Dreyfus,
le 7 août 1899, n'a pas dit la vérité.
» C'est pourquoi, mon commandant,
avant votre prochaine déposition, dont
j'ignore les éléments et môme le sens, je
prends la liberté de vous écrire cette lettre,
qui pourra peut-être venir en aide à votre
mémoire.
» Veuillez agréer, etc..
» Signé : Lemonnier. »
Le capitaine Lemonnier a trouvé Dreyfus
bien habile?
Il n'y avait pas de quoi, puisqu'en tous
cas ce serait avant 1886, avant l'ère des
passeports, que se placerait ce voyage,
tandis que c'est après, en 1894, quand on
en exigeait, que le capitaine Lemonnier,
lui, y est allé !)
Lors du Conseil de guerre de 1894, le
capitaine Lemonnier s'est tu ; pendant l'en-
201 QUELQrES DESSOIS
quelc (le la Cour de cassation, il s'est tu;
et pendant le procès de Uennes, il allait se
taire, (juand il a adressé cette le tire loule
spontanée, j)(Mil-ètre, au commandant
Maistre, sans enteutc préalable!
Il y a, peut-être, une explication à faut
de silence.
Le capitaine Lemonnicr est sourd. C'est
ce (pii l'a rendu muet.
11 a l'alhi, j)our (pf il se souvint (ju'il avait
entendu l(*s j)ropos de Dreyfus, qu'il le lût
dans l'enquête de jM. de n(HUir(q)aire — et
qu'il lut devenu ol'licier d'ordounance du
général lienouard.
* '\^
Le commandant llirschauer.
Le type des téuioins racolés, suivant les
besoins de l'accusation, est le commandant
Ilirscliauer, anciiMi (dief de cabinet du gé-
néral de Boisdell're.
Lui non plus, n'était pas de l'atTaire
1)11 IM{()(:i':S DM MKNNES 20!)
(Ml 1S!)V, ni |M'ii(hml, r('ii(|iirl(^ de la (loin*
do Cîissîdioii, cl, \\{) (Icvail pas lii;iii'(M' mu
pi'(){'('^s (le Menues. Mais après recrasanli^
(lé[)()sili(m (le M. de h'onds-l. amollie, il
fallul, uvis<M\ Il s'ai^issail de |>i(Mivei', ((m-
lrair(Vinonl, à la, circiilaii'e du 17 mai el ;ui
l(';iiioi^na,^(^ de IVl.de lM)ii(ls-La,ni()lh(Md> aux
assertions de, Drcîyl'us, (jne l(!s slîi^iaii'os
savaicnl, ([u'ils u'irai(;id [>as aux niaineii-
vres.
L(M:ji,pilain(; lunek, (pii a,vail (d/^ slaii,ia,ir(î
à colle é[)o(pi(;, aurail |)u r(MiS(d^n(M- lo
Conseil d(î i^ii(M-i'(i.
H n'a pas hronehé. H assislail à la (lo[)o-
silioii d(î M. (1(5 Koiids-LainollH;. A-l-il
reeuh'î (h^vanl h^ faux l(';nioi^iia,t;('? On n'(îsl
j)as Ions l(îs jours ou Irain! Surloul aprijs
(l(iS ann(MiS de suvniviuKjd \
(^(isl l(i eoniniandanl llir"S( liainu' (pii (^sl
V(îUU, oli ! I)i(în sponla,n(''n)(Mil, eoninie \{\
('a[)ilain(3 L(Mnonn ier.
Jus(ju(^-là, ('oninH; 1(5 ea[)ilaiue Leinon-
ni(U', il avail j^anh'î V\ sihiiiee. Mais a|)r(js
la d('î|)osilion (l(; M. de l^'onds-luaiiiollie,
42
20G QUELQUES DESSOUS
il n'a pu se contenir, et il écrit, sans y être
invité par personne, au colonel Jouaust
pour être entendu. Et le Conseil de guerre
l'a écouté, et quand M. de Fonds-Lamothe
a voulu répliquer, le président, à deux
reprises, lui a interdit la parole. Je sais
bien que le commandant Hirschauer, ayant
affirmé que Dreyfus avait demandé à
aller aux manœuvres au sous-chef de bu-
reau qui était le commandant Picquart,
celui-ci a répondu que c'était faux. Mais
qu'importe. Le général Mercier, le général
Roget avaient, ce qu'ils souhaitaient, en-
tamé le témoignage de M. de Fonds-La-
mothe. Qu'est-ce que le démenti de mon-
sieur Picquart au commandant Hirschauer,
officier d'ordonnance et chef de cabinet du
général de BoisdefTre, comme par hasard?
Et puis le commandant Hirschauer est
de la promotion de Beauvais, de Parfait et
de Guède.
La présence du commandant Hirschauer,
plus que son témoignage môme, pouvait être
utile.
DU PROCÈS DE RENNES 207
On est allé au Cercle ensemble, — et
l'on ne s'est plus quittés.
Le commandant Rivais,
Un autre témoin, épistolaire, s'est dé-
voilé au colonel Jouaust, pendant les dé-
bats, pour lui révéler des faits à la charge
de Dreyfus, en 1889 et 1890, le comman-
dant Rivais, directeur de l'École de Pyro-
technie, qui doublait avantageusement (par
quelle coïncidence) un témoin de l'enquête
de Quesnay de Beaurepaire : Dreyfus por-
tait des gilets de flanelle à poches ; on
l'avait vu jouer à la manille ; il se vantait
de mener la vie à grandes guides — avec
une écurie de courses.
C'était si parfaitement grotesque que le
colonel Jouaust, si respectueux pourtant
des témoignages à charge, n'en fit pas
donner lecture.
Ce nouveau témoin spontané à Rennes
208 QUELQUES DESSOUS
se recommandait pourtant par un titre sé-
rieux : il avait été l'un des juges d'Ester-
hazy !
*
* ^
Le lieutenant-colonel Bertin-Mourot.
Voici l'un des promoteurs de l'affaire
Dreyfus, se considérant comme mêlé à la
découverte de sa culpabilité, le lieutenant-
colonel Bertin-Mourot : c'est un des fonda-
teurs de l'antisémitisme, d'autant plus en-
ragé qu'il lui faut cacher que sa mère est
juive, une Dreyfus aussi, mais d'une autre
famille de ce nom. Il était l'intime du comte
de Lamaze et du marquis de Mores, créa-
teurs de sociétés antisémites.
Quand parurent, dans la Libre Parole, les
articles sur les officiers juifs dans T armée,
série rouge, qui amena les duels Mayer-
Morès, Grémieu-Foa (de qui Esterhazy fut
témoin), on soupçonna tout droit Bertin-
DU PROCÈS DE RENNES 209
Mourot d'y avoir collaboré. En tous cas, à
l'époque, il était l'inséparable de Mores et
Lamaze.
Général Billot. M. Judet.
L«-Cl Bertin-Mourot.
Pour le lieutenant-colonel Bertin-Mou-
rot, une preuve, en plus, de la culpabilité
de Dreyfus, c'est qu'il avait pour avocat
M^ Démange et que M*^ Démange était
« l'avocat de l'ambassade d'Allemagne ! »
Ce sont ses paroles, dans une conversa-
210 QUELQUES DESSOUS
tion avec M*^ Labori, qui les lui rappelle, à
l'audience.
Le lieutenant-colonel Bertin-Mourot ne
se démonte pas pour si peu :
— J'en voulais à M® Démange... C'est qu'il
avait mal défendu cet officier... Nous avions
tous l'impression en sortant de Taudience
qu'il avait été mal défendu !
A quoi M° Démange riposte irréfutable-
ment :
— M. le colonel Bertin a trouvé que
j'avais mal défendu Dreyfus? Or, il ne m'a
pas entendu, nous étions dans le plus strict
huis-clos!
*
* *
Le capitaine Valerio.
Encore un témoin vierge, réservé jus-
qu'en 1899, le capitaine d'artillerie Va-
lerio...
Le général Deloye n'aurait pas osé sou-
tenir les kutscheries de Bertillon. On s'est
DU PROCES DE RENNES 21 i
rabattu sur un officier de qui l'audace était
plus vaste que la science. M. Painlevé,
M. Poincaré et le général Sebert l'ont fait
remarquer.
Le général Deloye a entonné alors son
grand couplet sur les officiers sortis du rang,
dont le capitaine Valerio était un brillant
exemple.
Tout de même, les savants sont restés ré-
fractaires à la soudaine science bertillon-
nesque du capitaine Valerio.
Le capitaine Valerio est né d'une mère
d'origine allemande, mariée trois fois, et
trois fois veuve, Alquié, Valerio, Chicot de
la Tranchée. Il avait deux sœurs, une, reli-
gieuse, l'autre, écuyère, que l'on vit au
Cirque d'Eté et au Cirque d'Hiver, et qui
serait un personnage du roman d'Harry
Alis : Petite Ville, Ah ! si Dreyfus avait eu
une sœur écuyère, et une mère à trois
maris, dont le dernier mort fou!
Valerio, mal noté, faillit ne pas passer
officier. Officier, il s'est marié après un
congé d'un an, s'est ruiné, ou du moins a
212 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
compromis la dot de sa femme dans une
entreprise de bicyclettes. Rentré dans
l'armée, il a failli être mis en non-activité
pour dettes.
C'est l'offîcier que Ton a fait (( sortir du
rang » pour courir le record du gabarit,
derrière Bertillon...
Le capitaine Valerio, à Rennes, racon-
tait qu'il avait fait le questionnaire de Beau-
vais à M. Giry.
*
Le capitaine Le brun- Renault,
Il y eut les témoins vierges, ou demi-
vierges, plutôt, comme le capitaine Valerio,
qui débutèrent à Rennes.
Mais les vieilles gardes donnèrent aussi,
encore, toujours, ^ en tête, le capitaine
Lebrun-Renault.
Le capitaine Lebrun-Renault, Lebrun-
Ramollot, a fonctionné à Rennes, comme à
Paris, pitoyablement.
a
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 215
Cependant, ici comme là, depuis cinq
ans, quel travail pour lui faire avouer qu'il
avait ouï des aveux.
A Paris, le général Gonse, le général
Mercier l'expédiaient au président de la
République, à qui il ne racontait rien.
Plus tard, lorsqu'on copiait sur une
feuille détachée de son calepin le texte des
aveux — mais, justement, quand on désira
les originaux, le capitaine avait tout brûlé !
Ah! le rôle d'officier de gendarmerie
n'est pas toujours gai! Les grands chefs
sont bien exigeants!
Dans son rapport, le capitaine avait écrit :
Rien à signaler.
Le soir même, au Moulin-Rouge, le capi-
taine confirmait ce « néant » à des jour-
nalistes...
Et on le traîne aux ministères, à la Pré-
sidence, à la Chambre, à Rennes!
Ne peut-on se contenter du récit paral-
lèle du commandant d'Attel, légué au capi-
taine Anthoine, et dont bénéficia le com-
mandant de Mittry.
210 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
Et toutes ces histoires de Moulin-Rouge,
quand on vient de se marier, de se rema-
rier; car le capitaine Lebrun-Renault, au
contraire de ce que l'on aurait pu croire,
est homme de famille.
Le Tout-Taïti a conservé le souvenir de
l'enterrement de la première madame Le-
brun-Renault.
Le cortège allait pénétrer dans l'église,
quand, dans le grand silence recueilli, re-
tentit un « Fixe ! » formidable, lancé par Le-
brun-Renault de sa meilleure voix de com-
mandement.
Les assistants s'arrêtent, surpris : un
appareil photographique est en batterie, à
la porte de l'église. c.
Cela ne prouve pas, certes, que Dreyfus
n'a pas fait d'aveux. Mais il est regrettable
que le capitaine Lebrun- Renault n'apporte
pas dans l'exercice de ses fonctions publi-
ques le même souci que dans ses affaires
intimes. La voix de Dreyfus et son geste
valaient bien d'être l'un phonographié,
l'autre photographié!
General Billut, Coluiiel Fl»;ur Cajjituiuc Lebrun-Renault,
13
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 219
*
:¥ *
Le capitaine Lebrun-Renault aime à par-
ler de Taïti, beaucoup trop même, comme
on pourra en juger.
Dans le rapport du lieutenant-colonel
Guérin, sur la parade d'exécution du 5 jan-
vier 1895 et sur la déclaration faite par l'ex-
capitaine Dreyfus, avant sa dégradation, au
capitaine Lebrun-Renault, on lit :
(( Cet officier nous dit alors qu'il avait
» causé avec Dreyfus de TAHITI, lieu où il
» serait probablement envoyé, lui en avait
» vanté le climat qui conviendrait très bien
)) à sa femme et à ses enfants, s'il pouvait les
» y faire venir. Cette idée lui avait souri ».
A Rennes, le capitaine Lebrun-Renault
dépose :
« Ainsi nous avons parlé, par exem-
» pie, du lieu de déportation où il aurait
» pu être envoyé; je lui ai parlé de la
» NOUVELLE-CALEDONIE parce que...
» etc.»
220 QUELQUES DESSOUS
En 1895, c'est TAHITI.
En 1899, c'est la NOUVELLE-CALÉDO-
NIE.
Il y a des esprits qni a battent la cam-
pagne » ; la mémoire dn capitaine Lebrun-
Renanlt peut être jngée bien vagabonde.
Et c'est sur elle, si mouvante, que se sont
appuyés des millions de gens... la légende
des aveux !
,1= ^
Le général Mercier
et le commandant Galopin,
Que le général Mercier ait tiré tout ce
qui se pouvait de pareils témoins, nul ne le
chicanera là-dessus. Mais il est au-dessus
de tout éloge pour la manière même dont
il sut manier les témoins de la défense.
Le commandant Galopin, l'inventeur de
tourelles des forts de l'Est, qui possède
tous les secrets du a génie, » comme le
commandant Ducros possède tous ceux de
DU PROCÈS DE RENNES 22i
Tartillerie, était en 1894 au service des
cuirassements. Il sortait souvent avec
Dreyfus, qui ne lui demanda jamais rien.
Au moment du procès, Esterhazy en 97-
98, le commandant Galopin devant té-
moins, concluaient tous deux à l'inno-
cence de Dreyfus ! Gomment cet espion
n'aurait-il pas utilisé ses relations, etc. !
A Rennes, la défense fait donc citer le
commandant Galopin, qui dira que le capi-
taine Dreyfus ne l'a pas plus interrogé sur
le génie qu'il n'a interrogé le commandant
Ducros sur l'artillerie.
Le commandant Galopin arrive à Rennes.
Il est entrepris par le général Mercier. Oh!
le commandant Galopin répète à la barre
ce qu'il a toujours dit sur la discrétion de
Dreyfus. Mais, à la stupéfaction de ses
amis, à qui il n'a jamais parlé de cela,
voici qu'il raconte que dans un de leurs re-
tours ensemble, Dreyfus lui a dit avoir
sous sa serviette des papiers secrets pour
le service géographique.
Le fait est si insignifiant que le comman-
222 QUELQUES DESSOUS
dant Galopin n'y attachait ancune impor-
tance, pnisque cela ne l'avait pas empêché
jadis de croire à l'innocence...
Comment ce fait, enterré dans la mé-
moire du commandant Galopin jusqu'en
1898, est-il exhumé en 1899? C'est que le
général Mercier a aidé à la résurrection.
— Dans ces trajets, commandant Galo-
pin, Dreyfus vous parlait bien de quelque
chose, et du service?
Et, orienté par Mercier, le commandant
Galopin retrouvait cela, qui prenait une
signification soudaine! Mais y était-ce bien,
dans sa mémoire, ou cela n'y avait-il pas
éclos artificiellement!
Le général Mercier sait accoucher les
âmes.
Lf^ général Mercier
et les membres du Conseil de guerre
de 1894.
Quelquefois, il y faut les fers.
DU PROCES DE RENNES 223
Mais, opérateur hardi, le général Mer-
cier ne recule pas devant les moyens vio-
lents : on l'a bien vu en 1894.
La déposition du capitaine Freysteetter,
la confrontation avec le colonel Maurel,
poussaient le général Mercier au seuil du
bagne.
Immédiatement, il dépêche chez deux
juges de 1894 le colonel Eychmann et le
commandant Gallet, deux exprès : le com-
mandant de Mitry et d'Aboville : évidem-
ment les témoins n'étaient pas « au ser-
vice » de l'accusé.
(La réponse est plutôt dangereuse, d'ail-
leurs, pour le général Mercier : les deux
juges « ne pourraient affirmer sous la foi
du serment que la dépêche Panizzardi ne
s'y trouvait pas ! »)
Les commandants Roche et Patron re-
çurent aussi doS lettres ou des émissaires
du général Mercier.
224 QUELQUES DESSOUS
Le commandant IIarlma)in
et le colonel Meert.
Cette action sur les témoins, pour ou
contre, ne s'exerçait pas qu'à l'audience.
Comment, tour à tour, par la menace ou
la promesse, on tenta d'enrayer Picquart,
c'est connu de tous. A peu près de même
manière, on essaya d'entraver le comman-
dant Hartmann lors de sa déposition à la
Cour de cassation. La veille de sa seconde
déposition, son colonel, Meert, lui fait
entendre que déposer comme témoin de
la défense, c'est agir contre l'armée.
Qu'est-ce que le commandant Hartmann
pourra dire , d'ailleurs , en faveur de
Dreyfus, condamné par sept camarades,
approuvés par cinq ministres de la guerre.
En son étude des points du bordereau, le
colonel Meert applique les arguments fu-
turs du général Deloye. — Déjà, on s'était
DU PROCÈS DE RENNES 225
ému à la 3^ direction de la première déposi-
tion du commandant Hartmann, du 17 jan-
vier — et on n'attendait pas la seconde
pour agir... Dès le 26 janvier, à la Chambre
criminelle, le commandant Cuignet an-
nonçait que le ministre de la guerre enver-
rait une note faite par le service compétent d,^\\\
de fixer les dates des essais du canon de
120 court, la date de son adoption défini-
tive et toutes les questions qui peuvent se
rapporter à cet ordre d'idées.
Après la publication de l'enquête par le
Figaro, le commandant Hartmann fut en
butte aux blâmes les plus discourtois de la
part du colonel Meert. Celui-ci lui reproche
d'avoir agi contre les chefs et contre les
camarades, d'avoir manqué de bon sens,
d'avoir failli à ses devoirs.
Une autre fois, le colonel Meert inflige
de nouveau les appréciations les plus
virulentes à son subordonné.
Enfin, le colonel Meert prévenait le com-
mandant Hartmann que beaucoup d'officiers
refuseraient de se faire photographier dans
226 QUELQUES DESSOUS
le groupe du régiment, s'il devait y figurer.
Quelques jours avant ce propos, le colo-
nel Meert s'était entretenu avec le général
Deloye, au sujet de la déposition du com-
mandant Hartmann.
Voilà bien des choses expliquées.
A Rennes, le commandant Hartmann fut
avec le lieutenant-colonel Picquart le té-
moin sur qui grêlaient furieusement les :
crapule^ misérable, canaille du général de
Saint-Germain.
Du lieutenant-colonel Picquart et du
commandant Hartmann, le colonel Jouaust
disait :
— Hs font de l'obstruction.
Pour lui, c'étaient des insurgés.
J/. d'Orval
Certains cas exigeaient le plus souple
DU PROCES DE RENNES 227
doigté ; le jeu du général Mercier fut d'une
variété, d'une agilité, d'une virtuosité ma-
gistrale, en ce qui concerne M. d'Orval.
Le général Mercier osait vouloir démon-
trer que le Syndicat avait tâtonné, avant de
jeter son dévolu sur Esterhazy, en cherchant
un remplaçant à Dreyfus parmi les officiers
dont le nom commençait par D. Il en citait
jusqu'à trois, notamment le capitaine
d'Orval, dont le nom débute d'ailleurs par
un 0. Mais cet officier avait été l'objet d'une
filature de plusieurs années — que le co-
lonel Picquart avait dû suivre. Et le colonel
Picquart travaillait pour le Syndicat, évi-
demment. Or, c'est par Du Paty de Clam
que M. d'Orval avait été dénoncé, soumis
à là surveillance, que M. le généralJZur-
linden avait recommandé au colonel Pic-
quart de continuer...
C'est miracle que M. d'Orval ait échappé
à l'arrestation, après les suspicions créées
autour de lui par son parent Da Paty, après
les notes glissées aux dossiers du minis-
tère, qui l'ont fait surveiller trois ou quatre
228 QUELQUES DESSOUS
ans, et lui ont mémo valu les honneurs
d'un agent spécialement attaché à ses pas,
lors d'un voyage en Russie, aux fêtes du
couronnement !
Néanmoins, M. d'Orval s'est vu ohligé
de quitter l'armée.
Et c'est M. d'Orval qui avait remarié son
cousin Du Paty, pauvre, veuf avec enfants,
à mademoiselle M**'^, jeune, jolie et riche.
Quelques mois après son mariage. Du Paty
plaçait auprès de M. d'Orval, comme
valet de chamhre, un agent secret du mi-
nistère de la guerre. M. d'Orval avait
épousé une étrangère, de Prague.
C'est l'union avec « cette bohémienne »
qui fit lever les soupçons du gentilhomme
Du Paty ! Les pires avanies, naturellement,
venaient humilier M. d'Orval, persécuté
ainsi jusqu'en 1899 où M. de Freycinet
clôt l'affaire et atteste ])ar écrit l'inanité de
ces soupçons.
M. d'Orval est le premier à s'estimer heu-
reux d'en être quitte à si léger tarif. Il
avoue qu'il y a contre lui des présomptions
DU PROCÈS DE RENNES 229
autrement graves que celles émises par
Mercier contre Dreyfus. Par exemple, ses
relations avec Scliwartzkoppen : le hasard
les avait fait voyager de Marseille à Tunis,
et séjourner en Tunisie, ensemble. Et
M. d'Orval a reçu, entre autres, un petit
bleu de l'attaché allemand ainsi conçu :
« Je passerai chez vous^ demain matin, à
dix heures. Nous irons ensemble porter votre
paquet à l'ambassade d'Autriche. Amicalement
à vous. — Schwartzkoppen. »
Ah ! si cela était tombé aux mains d'Henry
ou de Du Paty !
Pourtant, c'était simple. M. d'Orval vou-
lait expédier à des officiers autrichiens, en-
vers qui il avait des obligations mondaines,
un souvenir. Il ne se rappelait pas la rési-
dence du régiment. M. de Schwartzkoppen
devait la lui faire connaître, par son col-
lègue autrichien.
Mais quelles conséquences possibles avec
interprètes des bureaux de l' Etat-
Major !
Cependant, à Rennes, le général Mercier
230 QUELQUES DESSOUS
ayant faii éial de la filature d'Orval contre
le colonel Picquart — alors qu'il savait per-
tinemment qu'elle émanait de Du Paty, —
M. d'Orval est accouru, a même rédigé sa
demande d'audition au colonel Jouaust...
et ne l'a pas envoyée...
Pourtant, ses sentiments ne pouvaient
être douteux à l'égard du général Mercier
qui, après avoir chassé chez lui chaque
année depuis longtemps, dans l'hiver 1895-
189G, lui refusait la main...
Après l'accueil le plus empressé de ceux
qui l'avaient évincé de leur monde, ignomi-
nieusement, et, maintenant, le cajolaient,
en faisaient une victime du Syndicat,
M. d'Orval, au bout de deux jours, repre-
nait le train... remportait la vérité qui
avait failli pénétrer à l'audience, et que le
général Mercier avait escamotée, sur le
seuil, encore !
DU PROCÈS DE RENNES 231
Réglette et Réglette,
Cette fois, cela lient de la prestidigita-
tion. Il y fallait des compères. Le général
Mercier n'en manquait pas. Voici le coup
de la réglette :
Le lieutenant Bernlieim avait déposé
qu'il avait prêté une réglette de correspon-
dance (non réglementaire, comme en avait
fait construire son capitaine Graveteau) à
Esterhazy — qui ne l'a jamais rendue. Le
capitaine, devenu commandant, Graveteau,
confirme les faits par lettre à Bernlieim.
Le commandant Hartmann précise que :
« Le projet de Manuel de tir se comprend
sans réglette de correspondance, mais la
réglette de correspondance ne se conçoit
pas sans Manuel.
» Si donc il était démontré qu'un officier
d'une des catégories en cause s'est procuré
en 1894 une réglette de correspondance, on
232 QUELQUES DESSOUS
devrait en conclure que certainement il a
eu à sa disposition la même année un projet
de Manuel. »
Donc, la conclusion s'imposait qu'Ester-
hazy, ayant emprunté la réglette, s'était
aussi procuré le Manuel.
Or, le général Mercier remet au Conseil
une réglette, pour démontrer qu'il n'y a pas
corrélation indispensable entre la réglette
et le Manuel.
En effet, ce n'est pas la même que celle
dont parlait le lieutenant Bernheim.
Il ne la reconnaît pas. Et Mercier
triomphe. Il la tient du commandant Gra-
veteau lui-même, avec qui il s'était abouché.
Est-ce Graveteau qui a joué un double
rôle ?
Est-ce Mercier qui a changé les ré-
glettes ?
Le Conseil n'y a vu que du feu.
DU PROCÈS DE RENNES 233
jiï H<
M. Bertulus et Madame Henry.
Un témoignage considérable, et qu'il
n'était pas facile d'annihiler, c'était celui
du juge d'instruction Bertulus. C'est qu'ici,
les brimades, les quarantaines ne pou-
vaient rien. Contre les militaires, on avait
la ressource de mobiliser des hommes de
bonne volonté, dont la mémoire s'illumi-
nait sur un désir des grands chefs...
Ici l'on était désarmé.
Cependant, on ne pouvait tolérer que,
seul des témoins delà défense, M. Bertulus
pût accomplir sa tache sans encombre.
Ces messieurs de l'Etat-Major sauraient
bien lui ménager un chien de leur chienne.
M. Bertulus achevait sa déposition,
quand madame Henry demande la parole
pour jeter à la barre :
— Cet homme est bien le Judas que
j'avais pensé.
234 QUEF.OUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
Mais dans le scénario élaboré depuis
longtemps, la scène à faire ne devait pas
s'arrêter là. Madame Henry devait en venir
aux voies de fait, et tirer la moustache de
M. Bertulus.
M. Bertulus. — ... La scène qui vient
d'avoir lieu maintenant n'est pas une scène
qui soit spontanée. Elle était convenue.
J'en ai été averti ce matin, en arrivant à
cette audience. Voici la lettre qui m'a été
remise, me prévenant que je serais inter-
pellé de la façon que vous venez de voir.
Voici cette lettre; je vous la remets.
Madame Henry. — En effet, j'avais pré-
médité d'interpeller M. Bertulus, etc.
Cette lettre, remise par M. Bertulus, le
président Jouaust s'est empressé de ïétouf-
fer.
Elle n'a pas été lue.
Elle était de M. H. Ghanloup à M. le ca-
pitaine Moch; elle avertissait du coup pré-
6
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 237
médité de madame Henry — dont on s'en-
tretenait au Cercle militaire à Paris, deux
jours avant qu'il eût lieu, dans une con-
versation à laquelle participait le général
Chanoine.
3P Anjfray et Savignaud.
Avant, pendant, après, c'est tout le temps
que les témoins étaient dirigés, maniés et
remaniés.
Savignaud, pendant la déposition de
M. Trarieux, demande s'il peut se retirer.
Accordé.
Et voici qu'après coup, il fait prendre
acte de ce qu'il a été appelé « imposteur ».
Ce qui, sur le moment, ne l'avait pas
cruellement touché.
Mais un avocat de Rennes et^M^ Aufïray
n'avaient pas voulu le laisser partir ainsi.
Et l'honnête Savignaud, qui, malgré tout,
aurait préféré être loin, dut faire machine
238 QLELQUES DESSOUS
arrière, pour confondre ses accnsateurs.
C'est un rien. Mais des riens savamment
exploités, ensuite, auprès des membres du
Conseil de guerre. Et peut-être qu'un rien
aussi leur suffisait pour prouver l'excellence
du témoignage de Savignaud qui devait
trouver l'oreille du tribunal, contre un
Trarieux, un momieiir Picquart.
Et la tendresse de l'Élat-Major s'épan-
dait aussi sur les envoyés de Quesnay de
Beaurepaire. L'honneur de l'armée ne s'op-
posait pas à ce que le colonel Fleur ser-
vît d'ordonnance aux plus vagues Cer-
nuçky (i)...
(1) Un autre individu, à qui Rennes faisait fête, a eu
des malheurs judiciaires, depuis le procès. C'est le
camelot Olil, merveilleux camelot.
Il était excessivement propre, soigné, bien habillé.
Veston croisé neuf, casquette de capitaine de vaisseau
avec galons d'or et brodées or les lettres : L'Amtijuif.
— Il arrivait très affairé, sec, avec les mouvements
d'un épileptique, presque courant, s'arrêtait net,
réunissait les talons, faisait le salut militaire, puis
DU PROCÈS DE RENNES 239
Cermiçky,
Gerniiçky ! Un témoin bien français,
comme les exigent nos nationalistes. Il est
commençait son débit, répétant constamment sur le
même ton : le Drapeau... le Drapeau... le Drapeau.
Il allait ainsi de café en café, de table en table, de
terrasse en terrasse, très poli, toujours militaire et
saccadé.
Sa vente était énorme ; dans les rues on faisait
cercle autour de lui.
Décoré du ruban tricolore.
«
On lit dans les journaux :
Un Patriote.
« On se souvient encore, à Rennes, de ce camelot
qui, pendant le procès Dreyfus, se promenait à grands
pas à travers les rues, frappant sur ses paquets de
journaux et criant à tue-tête : « Demandez V Antijuif,
» demandez le Drapeau, demandez le Drapeau, organe
)) des patriotes. )^
» Ce triste personnage, si patriote, nommé Ohl, est
un sujet belge, sergent déserteur, dont le casier judi-
ciaire est orné de quarante-deux condamnatiOxNS. Coiffé
de sa casquette où brille en lettres d'or le nom de
240 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
entendu, sans qu'on ait cherché sur lui le
moindre renseignement ! Des renseigne-
ments, à quoi hon ! Le commissaire du
gouvernement s'en soucie peu : « Prendre
des reriseignenients pour affaiblir la valeur d'un
témoignar/e 1 » comme il s'exclamait à propos
de du IJreuil ! Les renseignements, on les a
eus, mais trop tard! Le véreux rastaquouère
avait témoigné. Par conséquent, sa parole
VAntijuif, il a coiiiparu devant le Tribunal de Rennes
sous plusieurs chefs d'accusation :
)). /" Le 8 septembre 1899, a Rennes, vol cVun foulard
et cVune scrvicltc de toilette appartenant à M. Rault,
aubergiste, jilace Sainte- Anne, lo;
» 2^ Le même jour tentative de vol de l'argent contenu
dans le coffre-fort du même aubergiste ; -
» 5^ Port illégal de la médaille de sauvetage, dont il
na jamais été décoré ;
» 4-° Lifraction à un arrêté qui, comme Belge et repris
de justice. Va cxp)uhé de France ;
» 0° Lisultes à un témoin.
» Ajoutons que dans une lettre écrite au Patriote
breton, par cet individu digne en tous points de repré-
senter le nationalisme, on lit cette phrase :
u Patriote moi-même, je ne crois pa^' avoir nui à la
cause sacrée. »
Ohl a été condamné à quatre mois de prison, et il
sera expulsé après l'accomplissement de sa peine.
M, Ceruuçki et M. Bonnamaur
14
QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES 243
a pu peser sur les décisions du Conseil !
Dès que le nom de M. de Cernuçky-
Lazarowitch a été publié par les journaux,
de France, de l'étranger, ce n'a été qu'un
toile contre ce gentilhomme nomade. Les ré-
clamations et les additions grêlaient de par-
tout. On ne peut relever toutes les plaintes.
Notons celles AeV Hôtel continental àe Paris,
pour cinq mille deux cents francs. A la date
du 20 décembre, sa femme formula contre
lui une requête en séparation de biens.
Ce fut le dernier témoin entendu au
procès de Rennes en vertu du pouvoir discré-
tionnaire du colonel Jouaust.
C'était bien finir, par un témoin repré-
sentatif, digne de la collection.
Le réquisitoire.
Le fleuve d'immondices cessa de couler.
Les débats finissaient, et la parole fut à
l'invraisemblable Carrière.
244 QUELQUES DESSOUS
Le morceau est célè])re.
L'état d'esprit du eommissaire Carrière,
depuis, est moins connu.
Tout en persévérant dans ses études de
droit, — il vient d'être reçu, session de
novembre, à la limite, minorité de faveur,
— le commissaire Carrière bavarde vo-
lontiers :
— Ainsi, mon commandant, vous conti-
nuez à imputer au colonel Picquart la dé-
sorganisation du service des renseigne-
ments? Mais le général Zurlinden nous a
déclaré que le colonel Picquart n'avait
pas écrit le petit bleu. Et une enquête,
réclamée par le colonel Picquart, a dé-
montré la parfaite honnêteté de sa ges-
tion...
— lieu ! qu'en sait-il, le général Zurlin-
den? que sait le conseil d'enquête? Je
ïai vu, moi, le petit bleu. Et je vous jure que
je ny ai rien compris, et que je lu/ com-
prends rien encore l Croyez-vous, i)ar hasard,
que si je n'avais pas été convaincu de la
culpabilité de Dreyfus j'aurais requis contre
DU PROCES DE RENNES UXy
lui? On avait des preuves formelles, con-
cordantes...
— Où ça ?
— Où ça? mais dans le dossier secret...
Vous ne le connaissez pas, je suppose?
— Ce que j'en connais me suffit pour me
faire une idée de ce que je ne connais pas.
Ce n'est pas, je pense, sur la pièce : Ca-
im'dle de D.,, que se fonde votre conviction?
— Non... 11 est certain que cette pièce
peut aussi bien s'appliquer à un autre...
— Pourtant, vous en avez fait état dans
votre réquisitoire...
— Yous croyez ?
— J'en suis sûr.
— C'est bien possible... En effet, je me
souviens... j'avais devant moi une note où
était écrit : Canaille de D..., et je... j'ai (1)...
(1 Vérification faile, le commandant Carrière n'a pas
parié de la pièce Canaille de D... dans son réquisitoire.
Mais la conversation est reproduite ici telle que nous
la tenons de notre informateu r, dans l'esprit duquel
une confusion s'était produite au sujet de la pièce en
question. Il n'en est pas moins curieux de constater
que le commissaire du gouvernement ait fait la même
14.
246 QUELQUES DESSOUS
Enfin, ma conviction s'est faite pendant
les débats... Tenez, il y a dans ce dossier
secret de quoi faire pendre un homme...
— Mais ce dossier secret, cependant,
deux officiers du Conseil de guerre avaient
opiné pour qu'il fut examiné en public...
— Ah ! oui, s'écrie le commandant !
C'étaient deux idiots, qui revenaient du
camp de Coëtquidan, où ils avaient lu des
journaux absurdes.
Et le commandant Carrière reprend la
lecture interrompue de son Gaulois quoti-
dien...
(Quatre officiers du conseil de guerre sont
allés au camp de Coëtquidan : Beauvais,
Merle, Parfait et de Bréon. Mais on croit
pouvoir affirmer que le commandant Car-
rière visait plutôt Beauvais et Parfait alors
soupçonnés d'être favorables à l'accusé.)
confusion. D'ailleurs, dans le réquisitoire du comman-
dant Carrière, une pièce est citée où se trouve l'initiale
D. (Voir compte-rendu analytique )
DU PROCÈS DE RENNES 247
*
* ^
LA DEFENSE
La bande compacte des « Chargeurs réu-
nis » ne trouva devant elle qu'une défense
dissociée, paralysée.
La tactique de la courbette aux juges du
Conseil de guerre, et de l'éponge aux gre-
dins de l'Etat-Major devait prévaloir.
L'assassin de ]\P Labori n'eut pas de
plus sûrs complices que les partisans de la
paix à tout prix.
M^ Labori s'était remis de sa blessure.
Il ne se rétablit pas de son absence aux
débats.
Les malins de la presse et de la politique
avaient remarqué tout de suite que tout se
passait bien gentiment, quand M^ Labori
n'était pas là. Plus d'incidents d'audience,
plus de dialogues violents à la barre, plus
de témoins poussés à bout, plus de heurts,
plus de secousses !...
248 QUELQUES DESSOUS
Quelle sérénité chez les juges!... Et voilà
que ressuscitait le trouble-fète...
Il exaspérait le général Mercier, le pré-
sident Jouaust ..
Et ses amis lui tiraient dans le dos,
comme l'homme du quai de la Vilaine...
Et, pourtant, puisque c'est M*^ Labori qno/i
redoutait, puisque c'est M ' Labori dont on
voulait se débarrassser, c'est M' Labori
qu'il fallait garder...
« Que Labori se taise et c'est Tacquitte-
ment », voilà ce qui s'écrivait, à peu près,
dans des lettres auJori^sées de Paris qui cir-
culaient à l'audience, passaient sons les
veux mêmes de l'avocat.
Et comme après deux ans de peines et de
luttes, à la minute suprême, il ne voulait
pas déserter, ce fut à peu près oflicielle-
ment, par ordre ^ sur une démarche faite
près de lui, le dernier jour, à cinq heures du
matin, qu'il dut se taire, déposer les armes.
Mathieu Dreyfus, la famille, les amis,
les tacticiens, pgari^îes ou révolutionnaires,
tous opinaient pour la retraite :
DU PROCES DE RENNES 249
— Tout crun coup, je me suis aperçu
que j'étais tout seul, aurait dit M'^ Labori...
Il u'y eut que Jaurès, à la dernière mi-
nute, qui ne s'opposait pas à ce que Labori
donnât l'assaut.
Tant mieux pour lui. S'il avait parlé,
on l'eût fait responsable de la défaite. Et
les plus éloquentes paroles n'eussent pas
ajouté à sa gloire. Quoi qu'il arrive, par
son courage, par sa foi, par son talent, par
le sans: versé, il demeure l'avocat de la
vérité, de la justice, sinon de Dreyfus.
Mais, répétons seulement le mot de Cam-
bacérès :
— Ce procès a été jugé : il x'a pas été
PLAIDÉ.
>P Démange, respectueux et faible, est
allé si loin dans les atténuations des pires
forfaits, que madame Henry, désormais,
invoque sa plaidoirie pour défendre la mé-
moire du faussaire et du traître, complice
d'Esterhazy!
De là à dire que M^ Démange ne croit
pas à l'innocence de Drevfus, il n'y a pas
250 QUELQUES DESSOUS
loin. C'est ce qui se produit dans le milieu
militaire à Rennes, où l'on raconte que
M® Démange éprouvait un tel dégoût pour
son client qu'il n'a pas voulu aller lui an-
noncer la sentence, besogne dont M'' La-
bori a dû se charger ! ! !
^- *
Mouches du coche.
11 y avait trop de gens, à Rennes, dans
le prétendu secret des dieux; des gens ren-
seignés sur l'opinion des juges, sur l'opi-
nion du gouvernement, sur l'opinion de
l'OpiNION.
Pauvre ministère de l'acquittement ! Il
fut roulé avec prestesse ! Il n'était pas de
force, aussi — c'est jeune, ça ne sait pas ! —
contre de vieux renards, des procéduriers
endurcis, des professionnels de toutes les
traîtrises, de tous les crocs-en-jambe, de
toutes les hontes bues...
La presse encensait Jouaust, escomp-
DU PROCÈS DE RENNES 251
tait l'acquittement (( mathématique » ; les
amis du ministère ruisselaient d'optimis-
me... de Viviani à M. de Rodays. Et Gallif-
fet répondait de tout ! . . .
Le ministère.
Au début, pourtant, le ministère eût pré-
féré une solution immédiate ; il avait le
droit strict de précipiter les choses.
Le gouvernement pouvait enjoindre à son
commissaire d'abandonner l'accusation, de
ne pas faire citer des témoins.
Cette motion, soutenue à un conseil
des ministres, fut repoussée.
Mais la défense, les partisans de Dreyfus
lui-même, préféraient de larges débats, le
grand jour, la discussion totale...
Les débats engagés, le gouvernement ne
devait plus intervenir.
Et le général Mercier, qui aurait dû être
252 QUELQUES DESSOUS
au bagne, et le général Roget, qui aurait
du être sous les verrous, purent évoluer à
l'aise — avec le général Chamoin à leur
service...
Comment le général Mercier, le général
Chamoin, et Du Paty de Clam, ne furent-
ils pas arrêtés, lorsqu'il était prouvé que
le délégué du ministre de la guerre s'em-
ployait à glisser criminellement au dossier
secret le faux fabriqué par Du Paty de Clam
pour le compte du général Mercier?
Le général Chamoin prit le train, lila au
ministère de la guerre, et, dans une entre-
vue qui ne put être qu'une escroquerie
morale, arracha à Galliffet-Davignon une
lettre qui le couvrait...
Le général Chamoin, un aide de Gallif-
fet, en 1871 — dont la lâcheté et l'inso-
lence ne sont pas effacées de toutes les mé-
moires. Alors, il eut l'occasion de se mon-
trer odieux et vil, tout à l'aise. Est-ce en
souvenir de ces temps glorieux que le mi-
nistre Galliffet le couvre aujourd'hui ?
En 1871, Chamoin insultait des prison-
DU PROCES DE RENNES 253
niers, dont Henry Baûer. Et récemment,
dans une soirée, il abordait notre ami
ainsi :
— Nous avons fait du chemin tous les
deux...
— Vous ne vous rappelez pas ? le lieute-
nant Chamoin?
Oui, l'un a fait du chemin, le maître
écrivain qui s'est battu pour toutes les
nobles causes de l'art et de la pensée.
L'autre n'a pas beaucoup changé. Géné-
ral, il fait le trafic des faux contre un ac-
cusé, comme sous-lieutenant, il bafouait
les vaincus.
Le lendemain, le Conseil fut mouve-
menté, le tumulte orageux; on s'apercevait
que décidément, Galliffet avait l'éponge
facile... Mais c'était fait... Pas à revenir
là-dessus...
Même chose, à peu près, pour le com-
15
254 QUELQUES DESSOUS
mandant Cuignet, ancien officier du cabinet
de Gavaignac.
Malgré l'ordre formel, le commandant
Cuignet, dans sa déposition, donna des
indications de nature à mettre en cause un
officier étranger chargé alors d'une mission
diplomatique en France.
Le ministère, devant un pareil scandale,
émit la prétention de frapper le comman-
dant Cuignet.
On dut essuyer le refus de Galliffet-Da-
vignon.
La contre-épreuve.
Un\fait rétrospectit, qui montrera une
fois de plus avec quelle légèreté l'État-
Major agissait vis-à-vis de l'étranger —
tout en se défendant de le mêler à nos af-
faires, et tout en accusant les partisans de
la légalité de faire courir à la France un
DU PROCES DE RENNES 255
risque de guerre, par la divulgation des
dossiers secrets.
On a parlé de la contre-épreuve faite par
Sandherr pour acquérir la certitude que le
chiffre découvert par le ministère des af-
faires étrangères était bien celui employé
par Panizzardi dans la fameuse dépêche
du 2 novembre, mais on n'a pas dit ce
qu'avait été cette contre-épreuve.
Voici :
Sandherr envoya un émissaire offrir à
Panizzardi de lui livrer les noms des offi-
ciers italiens qui donnaient des renseigne-
ments aux officiers français. Après hésita-
tion^ l'attaché italien accepta. L'homme lui
remit un rapport très étudié dans la rédac-
tion duquel les mots utiles à connaître figu-
raient de façon à être fatalement employés.
Panizzardi n'y manqua pas. Le chiffre était
bien celui que l'on croyait. La traduction
officielle de la fameuse dépêche était donc
exacte. On exultait.
Oui — mais dès le reçu de la communi-
cation de Panizzardi, de l'autre côté des
256 QUELQUES DESSOUS
Alpes, on constata qu'il avait été dupé, et
on le lui télégraphia.
Cependant, l'émissaire se présenta pour
se faire payer. On devine l'accueil de
Panizzardi. Mais l'autre insistait, élevait
la voix, menaçait... L'attaché prévint sim-
plement son ambassadeur — M. Resmann
— qui fît la démarche nécessaire — et les
réclamations cessèrent...
On n'avait pas envisagé une seconde la
gravité des incidents diplomatiques que
pouvait soulever la découverte, à laquelle
il fallait s'attendre pourtant, d'une telle su-
percherie.
*
* *
La poigne de GaUiffet.
Cependant, GaUiffet a montré de la
poigne à l'occasion, affirment ses admira-
teurs.
Eh! les soldats qu'il frappe, le plus gé-
DU PROCÈS DE RENNES 257
néralement, reçoivent le coup sans trop de
douleur...
On se rappelle qu'il eut à punir le géné-
ral Hartschmidt, et le colonel de Saxcé...
Quelques jours après, comme le général
Peigné se présentait à lui, Galliffet plai-
santa :
— On n'est pas mécontent de moi, hein?
j'ai donné à Hartschmidt et à Saxcé ce
qu'ils désiraient.
En effet, le premier allait commander à
Reims une division double de celle qu'il
avait, et l'autre était envoyé à Poitiers —
qu'il avait demandé, jadis !
Galliffet n'avait pas reconnu le général
Peigné — qui se fît reconnaître.
Embarras de Galliffet — car le général
Peigné n'est pas de ce bord...
Y
* *
A la veille d'être mis en quaraniaine
dans son régiment, le commandant Hart-
mann a été nommé directeur-adjoint de
258 QUELQUES DESSOUS
l'usine de Piiteaux, avec succession éven-
tuelle.
Le Directeur actuel, d'après les instruc-
tions du général Deloye, a refusé de lui
laisser occuper ce poste. Le commandant
Hartmann était bien sous-directeur de Pu-
teaux — mais plus spécialement détaché
au Mont-Valérien, où il n'y a pas à propre-
ment parler d'ateliers. D'ailleurs, ce poste
était précédemment occupé par un capi-
taine.
Le commandant Hartmann n'accepta
pas.
Finalement, il a gardé son titre. Mais il
a été mis à la disposition du ministère du
Commerce...
Le capitaine Freysttetter, proposé quatre
fois pour le grade de commandant, dont
une proposition spéciale par son chef hiérar-
chique, n'est pas inscrit sur le tableau
d'avancement.
DU PROCÈS DE RENNES 259
Mais, à la date du 28 octobre dernier,
il y figure trois capitaines sortis de Saint-
Maixent, plus jeunes de grade, et un capi-
taine inscrit après une seule proposition...
Mais le capitaine Freystsetter relève de
la marine.
Rendons à M. de Lanessan ce qui n'est
pas de GallifTet.
Les journaux.
Les journaux turent absurdes, les nôtres,
c'est quand ils voulurent composer avec les
juges.
Alors qu'il fallait aller de l'avant, plus
que jamais, on temporisa.
Il y eut une sorte de mot d'ordre : (( N'at-
taquez pas les juges. Vous allez faire con-
damner Dreyfus î »
Les plus indépendants fléchirent. C'était
grave, aussi.
On écoutait les amis du ministère...
260 QUELQUES DESSOUS
Ils étaient renseignés, eux, n'est-ce pas?
La partialité brutale du président Jouaust,
on prenait mille précautions pour la dé-
guiser.
C'était un bourru, un brave homme, au
demeurant...
Et les juges, quelles consciences! Quand
quelque Beauvais posait une question,
l'éloge ne tarissait plus ! Comme il recher-
chait la vérité !...
Pour ceux qui se taisaient, on notait
leurs allées etvenues, au greffe, où ils pâlis-
saient sur les dossiers...
Et, pourtant, n'était-ce pas les condam-
ner, d'avance, ces juges, que de croire leur
justice si fragile, leur balance susceptible
de se fausser, sous l'appréciation des jour-
nalistes !
*
; *
Clôture des débats.
Tout le long des débats, le président
DU PROCES DE RENNES 261
Jouaust ne s'adressa à Dreyfus qu'en l'appe-
lant : ((ACCUSÉ... »
A la dernière audience, après les derniers
mots de M^ Démange, le président Jouaust
a posé la dernière question ainsi :
— CAPITAINE Dreyfus, avez-vous quel-
que chose à ajouter pour votre défense ?
11 n'est pas à croire que ce soit un lapsus.
En dérogeant, in extremis^ à son habitude
de quatre semaines, le président Jouaust
n'indiquait-il pas qu'il considérait d'ores et
déjà Dreyfus comme acquitté et rentré en
possession de son grade?
Le président Jouaust a voté l'acquitte-
ment.
Ceci ne rachète pas cela.
Qu'importe qu'il ait voté ainsi — piih-
quila fait condamne)' Dreyfus!
Le mensonge, le faux témoignage, le faux
n'ont pas mérité une fois sa réprobation.
Les pires délits d'audience ont pu se perpé-
trer impunément sous sa présidence. Dans
les huis-clos, son attitude fut plus détes-
table encore. Son pouvoir discrétionnaire
15.
t>62 QUELQUES DESSOUS
ne s'est exercé que pour refuser de poser
les questions capitales au général Mercier
et à ses complices — et pour couper la
parole à la défense, sans danger.
L'assassin de M^ Labori, du moins, lui,
risquait sa peau.
*
^ *
Le second, qui vota l'acquittement, est le
commandant de Bréon.
Au restaurant, à Dinard, un fils Mercier
a dit :
— 11 n'y a pas eu moyen de faire mar-
cher ce sale calotin de Bréon.
— Un imbécile et une canaille, qualifiait
les deux votants le colonel Demolon.
Les votes.
Oh ! dans la chambre des délibérations,
DU PROCÈS DE RENNES 263
le colonel Jouaiist se démenait, fort agité
maintenant! Gela peut même être prouvé
par un curieux recoupement, méthode chère
aux accusateurs de Dreyfus ! On le voyait
d'une fenêtre, en face.
Après la culpabilité, on votait sur les
circonstances atténuantes.
Il y eut quatre voix pour... dont la voix
du colonel Jouaust.
L'obtention des circonstances atténuantes
montre assez l'influence du président. Et
cela confirme son horrible responsabilité.
En quelques minutes, il gagnait deux
voix à Dreyfus, celles du commandant
Merle et du lieutenant-colonel Brongniart
— dans un discours où il faisait ressortir
que les deux voix de la minorité précédente
avaient été pour l'innocence et non contre la
CULPABILITÉ...
Il était bien temps.
*
* *
Le vacillant commandant Merle — sur
264 QUELQUES DESSOUS
qui le colonel Jouaust avait compté pour la
minorité de faveur — fut retourné^ entre les
deux séances du dernier jour.
Il avait abondamment pleuré, pendant la
suspension fatale, en déjeunant, avec un
ami, de son régiment.
* *
L application de la peine.
Après le vote sur la culpabilité et les cir-
constances atténuantes, on a discuté sur
l'application de la peine.
Le colonel Jouaust proposa cinq ans.
Le capitaine Beauvais, le capitaine Par-
fait, le commandant ProfîUet se ralliaient
à vingt ans.
Et le commandant Profîllet spécifiait :
— Vingt ans en France, parce que, aux
colonies, sa femme pourrait le rejoindre —
et ce serait une diminution de peine.
Mais Profîllet n'est pas que féroce. Des
officiers de Rennes dirent sur ce :
DU PROCES DE RENNES 265
— C'est un peu excessif. Mais ça n'a rien
d'étonnant. Profîllet n'a rien compris au
procès.
Il y avait déjà Carrière dans cette situa-
tion. Mais il n'avait pas voix délibérative
du moins!
Le lieutenant-colonel Brongniart voulait
dix ans.
Il y eut donc trois voix pour cinq ans,
trois pour vingt, une pour dix. On prit cette
moyenne.
^
^ *
L'attitude du capitaine Beauvais, que
l'on prit pour un désaveu, à la lecture du
jugement, n'aurait été encore que du battage^
comme tous ses jeux d'audience.
S'il s'est écarté, ^'W ^ décollé à.Vi Conseil,
à ce moment, c'est par dégoût, indignation
contre la minorité.
266 QUELQUES DESSOUS
Aussi, devant leurs camarades, Beauvais
et Parfait se tordaient devant le numéro du
Siècle^ qui projetait un monument en leur
honneur.
*
Le verdict.
Dix ans...
C'est le télégraphiste de la Croix qui
sort, le premier, crie la condamnation...
Les petits officiers, qui commandent le
service d'ordre, dansent de joie...
On dit que madame Jouaust attend le
verdict dans une maison voisine (1)...
(1) Voici à titre de curiosité, parmi les milliers de
télégrammes qui ont couru, à la suite de l'arrêt, quel-
ques lignes de la reine d'Angleterre pour lui valoir les
injures nationalistes.
La reine d'Angleterre avait chargé son ambassa-
deur de lui télégraphier le résultat du procès de
Rennes. L'ambassadeur s'est acquitté de sa mission et
voici quel a été l'accusé de réception de la Reine?
mot pour mot, en clair :
« Thanks for your télégram with the verdict against
DU PROCÈS DE RENNES 267
Contre la dégradation.
Tout de suite, le remords tourmentait le
colonel Jouaust. Le dimanche, c'est à peine
s'il reçut le général Mercier. Il n'y eut pas
d'entretien. Un bref adieu, si sec que le
général Mercier confia aux amis qui l'atten-
daient en voiture :
— Il m'a presque mis à la porte... Je
suis sûr qu'il n'a pas marché...
Mais qu'importait au général Mercier,
désormais !
Le lundi, le colonel Jouaust a rédigé lui-
the poor martyr. I trust he will appeal against tliis
dreadful sentence.
V. R. I. »
« Merci pour votre télégramme avec le verdict
contre le pauvre martyr. J'espère qu'il va appeler contre
cette terrible sentence.
» V. R. I. »
2G8 QUELQUES DESSOUS
même, de sa main, la lettre demandant que
Dreyfus ne fût pas soumis une seconde fois
à la dégradation.
Il l'a signée, le premier.
Il Ta portée, lui-même, d'abord chez de
Bréon, en dernier lieu chez le capitaine
Parfait, qui racontait au Cercle :
— Cette canaille a fini par moi, pour que
je sois ohligé de signer... Sans cela, je me
serais singularisé...
Récompenses.
Après le procès de Rennes, comme après
toutes les grandes manœuvres, il y a eu
des récompenses. Les choix du général
Mercier n'eussent pas été autres que ceux
de Davignon-GallifFet.
(Au début et au cours de ces notes, j'ai
rappelé quelques décorations, quelques
avancements scabreux.)
Le comité des Inspecteurs généraux d'ar-
DU PROCÈS DE RENNES 269
tillerie a maintenu au tableau des candidats
à la Légion d'honneur, les capitaines Beau-
vais, Parfait et Valerio.
(Ce comité est présidé par le général Gras
qui fut secrétaire général de Gavaignac. —
Le général Julliard est de ce comité — où
il a soutenu les deux capitaines de sa bri-
gade.)
Le commandant Garrière vient d'être
proposé pour officier de la Légion d'honneur
— sans doute pour avoir enfreint à tant de
reprises les instructions du gouvernement.
Le lieutenant-colonel Picquart est tou-
jours sous le coup de cinq ans de prison
pour avoir pris une consultation juridi-
que à son ami, l'avocat Leblois, sur une
question de pigeons voyageurs.
270 QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES
L addition.
Les frais du procès ont été liquidés, à la
charge du condamné...
Les témoins de la défense ont refusé de
toncher l'indemnité ; évidemment ils sont
dédommagés par le Syndicat.
Aux témoins civils il était alloué cent
sous par jonr.
Les militaires, en plus de leur solde d'ac-
tivité et des indemnités, recevaient : les
officiers subalternes, douze francs par jour,
et les officiers d'un grade plus élevé jus-
qu'à trois ou quatre fois plus.
Mais il faut avouer qu'ils en donnaient
largement pour l'argent.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
PrKFACE VII
Le choix de Rennes 4
Le général Davignon ; tenants et aboutissants . 7
L'atmosphère de Rennes . 15
Les « Saint-Germain » 25
Le générai Julliard et le Cercle 29
Le Président du Conseil de guerre 38
Le prestige de Tuniforme 43
Le Président ne sait rien 47
Le Président ne veut rien savoir 47
Les Juges 65
Le Commissaire du gouvernement 71
Les comparses. 75
Les grands chefs 83
Le général Mercier 87
La famille Mercier 91
Le général Mercier et Cavaignac 91
272 TABLE DES MATIÈRES
Une poignée de main 93
Toujours des communications secrètes 94
La brochure 98
La broclmre ; le compte rendu revisé 100
La collusion en permanence 133
Leur méthode 134
Le respect des textes 135
Le capitaine de Somer 139
Le général Mercier sait se taire à l'occasion. . 145
Le général Deloye 149
Les comédies du huis-clos 153
Le général Deloye et le Manuel 155
Les mystères de Bourges 157
A propos de l'obus Robin 159
A propos du frein hydro-pneumatique 160
Le général Roget 163
L'incident Bruyerre 173
L'incident Freystsetter . 175
Le général Ghamoin, pris la main dans le dossier
secret 182
Le général Gonse et le dossier secret 185
Le lieutenant-colonel Gordier 187
Le colonel Fleur : Baba P^' 188
Le capitaine Besse 195
Le capitaine Lemonnier . 200
Le commandant Hirschauer 204
Le commandant Rivais 207
Le lieutenant-colonel Bertin-Mourot 208
Le capitaine Valerio 210
Le capitaine Lebrun-Renault 212
Le général Mercier et le commandant Galopin . 220
Le général Mercier et les membres du Conseil
de guerre de 1894 222
TABLE DES MATIÈRES 273
Le commandant Hartmann et le colonel Meert. 224
M. d'Orval 226
Réglette et réglette 231
M. Bertulus et madame Henry 233
M'' Auffray et Savignaud 237
Gernuçky 239
Le réquisitoire 243
La défense 247
Mouches du coche 250
Le ministère 251
La contre-épreuve 254
La poigne de Gallifîet 256
Les journaux 259
La clôture des débats 260
Les votes 262
L'application de la peine 264
Le verdict 266
Contre la dégradation 267
Récompenses. . 268
L'addition 270
i;;.IlLE COUN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.j